Avant-Propos

Dans le contexte de la crise mondiale du coronavirus, de la montée du complotisme, des populismes et des extrémismes dans le monde et en France notamment, MEMRI entreprend de publier une étude en 10 parties sur l’antisémitisme en France. Cette étude, réalisée ces derniers mois, présente l’évolution de l’antisémitisme en France en s’appuyant sur des exemples, des sondages d’opinion, des statistiques.

1.  Résumé

La France est le pays d’Europe où réside la plus importante population juive. Les Juifs représentent entre 450 et 550 000 personnes selon les auteurs et les définitions, soit moins de 1 % de la population française, mais subissent entre un tiers et la moitié des actes identifiés comme « racistes » : assassinats, meurtres, violences et agressions physiques, verbales et écrites, dégradations de bâtiments, profanations de cimetières.

Dans l’ensemble, l’antisémitisme semble reculer dans la population française alors qu’il se renforce dans trois groupes responsables de l’augmentation considérable et constante des actes antisémites :

  • une extrême droite minoritaire composée de nombreux groupuscules actifs et très présente sur l’Internet mais qui ne s’attaque pas aux personnes ;
  • une extrême gauche et une gauche « antisioniste » chez qui la haine d’Israël est le masque ténu d’un antisémitisme historique ;
  • une population musulmane entretenue dans un antisémitisme culturel profondément enraciné [1].

Le climat social tendu en France depuis plusieurs années ajoute à la recherche de boucs émissaires et d’ennemis communs. L’antisémitisme crée un pont entre ces trois groupes pour lesquels les Juifs jouent ce double rôle traditionnel. Il s’exprime dans tous les espaces sociaux, notamment dans l’institution scolaire. L’Internet joue un rôle déterminant dans sa diffusion.

Malgré une prise de conscience tardive de l’importance du phénomène antisémite par les pouvoirs publics et la société civile, les agressions contre les Juifs se multiplient et surtout se banalisent. La tendance au double déni de la responsabilité de l’extrême gauche antisioniste, d’une part, et de certains groupes islamiques, d’autre part, reste profondément ancrée dans la société française pour des raisons culturelles et électorales.

Les Juifs ont tendance à adopter des stratégies sociales de discrétion, d’évitement, voire de fuite hors de France. Légalistes, ils s’en remettent aux pouvoirs publics pour assurer leur protection mais sont déboutés par ce qui leur semble être l’inefficacité des instruments judiciaires, en contradiction avec les déclarations politiques des gouvernants.

2.  Méthodologie

La question de la définition de l’antisémitisme et de l’utilisation de ce terme plutôt que « judéophobie » est traitée dans les ouvrages spécialisés. On trouvera les interprétations du phénomène antisémite dans une bibliographie abondante [2]. Antisémitisme signifie dans les pages qui suivent « hostilité envers les Juifs » pour ce qu’ils sont, tout simplement. Est considérée comme appartenant au peuple juif toute personne qui se perçoit comme juive, indépendamment de son ascendance, de sa pratique ou de son origine culturelle (d’où la majuscule par opposition à une perception strictement religieuse).

L’étude qui suit se consacre presque exclusivement aux faits, présentant sous forme de synthèses les principales données disponibles issues de (trop) nombreux sondages sur l’antisémitisme en France, en conservant quelques tableaux de résultats emblématiques. L’abondance des chiffres, la variété des méthodes de recueil de l’information, la confusion de certaines présentations et les contradictions entre maints résultats font que les chiffres sont à considérer comme des estimations de tendance plutôt que des valeurs auxquelles accorder un crédit immédiat. De plus, si tout sondage mesure l’opinion, il la façonne aussi par la formulation des questions et le choix des mots.

Les réactions des victimes, les mesures prises par les pouvoirs publics, les choix éditoriaux adoptés par la presse généraliste feront l’objet de mentions mais ne seront pas développés.

Enfin, l’étude portant sur l’antisémitisme ne préjuge pas de l’existence d’autres formes de racisme, de xénophobie ou d’intolérance dans la société française.

3.  Des opinions à l’action

Pour prendre la mesure générale de l’antisémitisme en France, il faut garder à l’esprit deux données essentielles.

La première est que les Juifs représentent moins de 1 % de la population française et subissent entre un tiers et la moitié des actes identifiés comme « racistes » par le ministère de l’Intérieur. Ce pourcentage augmente les années de tensions – il est monté à 60 % en 2014 [3] et retombé à 50 % en 2018 [4].

La seconde est que l’antisémitisme tue en France. Entre l’Affaire Dreyfus et la Seconde guerre mondiale, alors que des ligues d’extrême droite défilaient légalement dans les rues des villes françaises en criant « Mort aux Juifs ! » et que des pogroms avaient eu lieu en Algérie française, aucune victime n’était à déplorer en métropole.

* Dénonciation et permanence de l’antisémitisme

Paradoxalement, les Français non juifs reconnaissent, comme les Français juifs, l’importance et la croissance du phénomène antisémite, mais continuent à le nourrir par la combinaison de préjugés anciens et nouveaux.

·      La reconnaissance de l’antisémitisme

Français juifs et non juifs s’accordent pour constater l’importance de l’antisémitisme en France d’après le sondage sur l’antisémitisme publié en 2020 [5]. C’est le pays où le plus fort pourcentage de la population considère l’antisémitisme comme un problème de société (65 % en 2018 pour 43 % en Allemagne et en Belgique) [6].

De même, Français juifs et non juifs s’accordent pour constater l’intensification de ce phénomène.

Un sondage de 2019 rapporte que 92 % des Juifs et 77 % des non Juifs considère que l’antisémitisme a augmenté en France ces cinq dernières années, essentiellement chez les musulmans [7].

Juifs ou non, près des trois quarts des Français juge que l’antisémitisme est une préoccupation de la société́ française dans son ensemble.

Seul 8 % du grand public estime que l’antisémitisme est seulement le problème des Juifs. On constate donc une réelle prise de conscience collective.

Ce dernier sondage sur l’antisémitisme en France fait également apparaître que :

  • 22 % des Français a déjà̀ entendu une personne de leur entourage dire du mal des Juifs ;
  • 40 % des Français déclare avoir déjà entendu des blagues et discussions véhiculant des préjugés ou mettant en cause les Juifs ou la Shoah ;
  • 16 % a été témoin d’une agression verbale commise à l’encontre d’une personne de confession juive en raison de son identité́ ;
  • 9 % à une agression physique pour la même raison [8].

·      Préjugés et stéréotypes

Une enquête réalisée en 2016 pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) fait apparaître que les Juifs sont la minorité la mieux acceptée en France. Seul 2 % des sondés déclare éprouver de l’hostilité en apprenant qu’une personne de leur entourage était juive et 88 % estime qu’un juif était aussi français qu’un autre Français [9]. « En 1946, un tiers des personnes interrogées par l’IFOP estimait que les Juifs étaient des Français comme les autres. En 2015, 85 % le pense. Et 86 % des sondés [estime] qu’il faut condamner les propos antisémites [10]. » En 2019, 90 % des Français estime que les Juifs sont bien ou plutôt bien intégrés [11].

Cependant, certaines opinions demeurent : en 2019, 57 % des Français pense que les Juifs représentent plus de 10 % de la population française alors qu’ils sont moins de 1 % [12] et

  • 91 % d’entre eux considèrent que « les Juifs sont très soudés entre eux » ;
  • 56 % que « les Juifs ont beaucoup de pouvoir » ;
  • 56 % qu’« ils sont plus riches que la moyenne des Français » ;
  • 53 % qu’« ils sont plus attachés à Israël qu’à la France » ;
  • 41 % qu’« ils sont trop présents dans les médias » ;
  • 25 % qu’« ils sont plus intelligents que la moyenne » ;
  • 24 % qu’« ils ne sont pas vraiment des Français comme les autres » ;
  • 13 % qu’« il y a un peu trop de Juifs en France » ;
  • 36 % se dit d’accord avec au moins 5 des 8 stéréotypes ci-dessus [13].

A ces poncifs s’ajoutent généralement les suivants :

  • la Shoah est un mythe ou est exagérée ;
  • les Juifs l’exploitent dans leur intérêt ;
  • leurs intérêts dans leurs pays de résidence différent de ceux du reste de la population ;
  • ils sont responsables de l’antisémitisme (une opinion tenue pour vraie par 6 Français sur 10 en 2019 [14])
  • les Juifs qui ne sont pas intégrés ne le sont pas de leur fait [15];
  • le monde serait un meilleur endroit sans Israël ;
  • les Juifs se comportent comme des nazis quand ils en ont le pouvoir, comme le prouve la conduite des Israéliens à l’égard des Palestiniens ;
  • les Juifs ont des traits physiques distinctifs reconnaissables.

D’après une enquête commandée par l’Anti-Defamation League (ADL), près d’un quart des Européens reconnaît nourrir de l’hostilité à l’égard des Juifs. Il n’y a pas de spécificité française dans la reproduction de ces clichés. Toutefois, l’opinion de « double allégeance » et le sentiment que les Juifs parlent trop de la Shoah recueillent en France les taux d’adhésion les plus forts et surtout stables au fil des ans – respectivement 32 et 31 % en 2019, contre 33 et 34 % en 2015 (mais encore une fois, poser la question à propos des « Français juifs » ou des « Juifs français » peut orienter le sondé) [16].

Les pourcentages de Français qui répondent positivement aux questions suivantes seraient :

–   Les Juifs sont plus loyaux envers Israël qu’envers la France 32 %
–   Les Juifs ont trop de pouvoir dans le monde des affaires 29 %
–   Les Juifs ont trop de pouvoir sur les marchés financiers internationaux 25 %
–   Les Juifs parlent encore trop de ce qui leur est arrivé lors de l’Holocauste 31 %
–   Les Juifs ne se soucient pas de ce qui arrive aux autres (non Juifs) 22 %
–   Les Juifs ont trop de contrôle sur les affaires mondiales 22 %
–   Les Juifs ont trop de contrôle sur le gouvernement des Etats-Unis 18 %
–   Les Juifs pensent qu’ils sont meilleurs que les autres 17 %
–   Les Juifs ont trop de contrôle sur les médias mondiaux 21 %
–   Les Juifs sont responsables de la plupart des guerres mondiales 5 %
–   Les gens détestent les Juifs à cause de la façon dont ils se comportent 21 %.

Une autre enquête de la même année complète ces chiffres ou en donne de différents pour des questions similaires [17].

Pour l’ADL, les personnes interrogées qui ont déclaré qu’au moins six des onze propositions sont « probablement vraies » sont considérées comme ayant des attitudes antisémites. En France, ce score global de 17 % des sondés adhérant à la majorité des propositions est cependant en baisse (17 % en 2015, 37 % en 2014). Le sondage ISPOS estime, toujours en 2019, que plus d’un tiers des Français considère comme vraies la plupart des affirmations antisémites [18]. On retrouve ces clichés dans le dernier sondage de l’Union européenne [19].

Une enquête de 2016 montre que des préjugés sans origine clairement idéologique ni religieuse se reproduisent au fil des générations dans la société française.

Une autre de 2019 fait apparaître que les préjugés antisémites transcendent tous les critères socio-démographiques : les antisémites se trouvent dans toutes les tranches d’âge, toutes les couches sociales, toutes les professions. Néanmoins, l’antisémitisme traditionnel fondé sur les stéréotypes indiqués ci-dessus semble surreprésenté chez les femmes, les plus jeunes, les catégories socio-professionnelles inférieures et les pratiquants d’autres religions, tandis que l’antisionisme se rencontre plutôt chez les cadres et membres des professions intermédiaires, diplômés et dotés de « scores élevés sur l’échelle du cosmopolitisme » selon la formule de la CNCDH [20].

Des expressions telles que « Fais pas ton juif ! », visant à fustiger un comportement égoïste sont ainsi devenues banales dans les milieux populaires. Pour les observateurs de la société, il s’agit d’a priori « qui se perpétuent de génération en génération depuis le 19e siècle et qui ne sont ni idéologiques, ni religieux » et retrouvent leur vigueur à l’occasion des difficultés économiques qui appellent des boucs émissaires [21] ».

La suite de l’étude à paraître vendredi 3 avril.

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Notes

[1] Frédéric Potier, le délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) préfère dire « islam radical » (cf. https://www.lepoint.fr/societe/la-haine-d-israel-sert-de-masque-a-l-antisemitisme-28-01-2020-2360060_23.php). On verra que ce n’est pas le cas.

[2] Voir notamment Marc Weitzmann, Hate: the Rising Tide of Anti-Semitism in France (and What It Means for Us), Boston, 2019, et en français Emmanuel Brenner, Les Territoires perdus de la République, Paris, 2002 ; Pierre-André Taguieff, La Nouvelle judéophobie, Paris, 2002, et, Judéophobie. La dernière vague : 2000-2017, Paris, 2018 ; Michel Wieviorka, La Tentation antisémite : haine des Juifs dans la France d’aujourd’hui, Paris, 2005 ; Paul Salmona, Dominique Schnapper et Perrine Simon-Nahum, Réflexions sur l’antisémitisme, Paris, 2016 ; Le Nouvel Antisémitisme en France (préface d’Elisabeth de Fontenay), Paris, 2018.

[3] https://www.lexpress.fr/actualite/societe/antisemitisme-quels-diagnostics_2048142.html

[4] https://www.cncdh.fr/fr/publications/rapport-2018-sur-la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie (p. 24-25).

[5] https://ajcfrance.files.wordpress.com/2020/01/radiographieantisemitisme_2020-01-21_w-1.pdf

[6] https://fra.europa.eu/sites/default/files/fra_uploads/fra-2018-experiences-and-perceptions-of-antisemitism-survey_en.pdf

[7] https://www.ipsos.com/sites/default/files/files-fr-fr/doc_associe/presentation_globale_enquete_fjf.pdf

[8]https://ajcfrance.files.wordpress.com/2020/01/radiographieantisemitisme_2020-01-21_w-1.pdf

[9] http://www.ifop.com/?option=com_publication&type=poll&id=3296

[10] D’après le sociologue Vincent Tiberj, https://www.20minutes.fr/societe/1855231-20160601-partout-realite-antisemitisme-france-aujourdhui

[11] https://www.ipsos.com/sites/default/files/files-fr-fr/doc_associe/presentation_globale_enquete_fjf.pdf

[12] https://www.ipsos.com/sites/default/files/files-fr-fr/doc_associe/presentation_globale_enquete_fjf.pdf

[13] https://www.ipsos.com/fr-fr/complement-perceptions-et-attentes-de-la-population-juive-le-rapport-lautre-et-aux-minorites

[14] https://www.ipsos.com/sites/default/files/files-fr-fr/doc_associe/presentation_globale_enquete_fjf.pdf

[15] https://www.ipsos.com/sites/default/files/files-fr-fr/doc_associe/presentation_globale_enquete_fjf.pdf

[16] https://global100.adl.org/about/2019

[17] https://www.ipsos.com/sites/default/files/files-fr-fr/doc_associe/presentation_globale_enquete_fjf.pdf

[18] https://www.ipsos.com/sites/default/files/files-fr-fr/doc_associe/presentation_globale_enquete_fjf.pdf

[19] https://fra.europa.eu/sites/default/files/fra_uploads/fra-2018-experiences-and-perceptions-of-antisemitism-survey_en.pdf

[20] https://www.ipsos.com/sites/default/files/files-fr-fr/doc_associe/presentation_globale_enquete_fjf.pdf, mais la CNCDH estime que le « le diplôme n’a pas d’effet protecteur sur l’antisémitisme ou l’aversion à l’islam » (https://www.cncdh.fr/fr/publications/rapport-2018-sur-la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie, p. 109 et 122).

[21] https://www.20minutes.fr/societe/1583167-20150409-rapport-cncdh-pourquoi- cliches-antisemites-prospere-2014

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