par Y. Graff*

Les premiers mois du second mandat du président de l’Egypte Abdel Fattah Al-Sissi ont été marqués par la répression d’opposants potentiels et par la prévention de toute critique à son encontre, même de la part d’éléments qui le soutenaient jadis, ou de militants sociaux qui étaient jusque-là autorisés à opérer relativement librement.

Ces mesures répressives ont pris la forme d’une vague croissante d’arrestations, en avril et en mai 2018, contre des journalistes et des activistes politiques, accusés de délits présumés, tels que la publication de fausses nouvelles, l’appartenance à une organisation interdite ou la tentative de troubler l’ordre public et la stabilité. En sus de ces arrestations, une nouvelle législation a été édictée, restreignant la liberté d’expression de la presse, des sites Internet, des blogs et des réseaux sociaux, prétendument pour combattre la propagation de rumeurs et de fausses nouvelles dans le pays. En outre, différents médias arabes ont publié des informations sur la mise en résidence surveillée d’officiels de la sécurité, ayant été licenciés au cours de l’année écoulée – parmi lesquels un ancien chef des renseignements, un ancien ministre de la Défense et un ancien ministre de l’Intérieur. Il s’agirait d’une tentative d’Al-Sissi de purger la plus puissante institution du pays et d’empêcher les récriminations de ses adversaires dans les cercles qui lui sont proches.

Ces décisions ont été critiquées sur les réseaux sociaux et dans des articles des médias arabes, principalement en dehors de l’Egypte. Les critiques se sont focalisées sur la déception face aux sévères mesures répressives du régime et ont mis en garde contre les conséquences éventuelles sur l’autorité d’Al-Sissi à l’avenir.

Les premiers mois du second mandat d’Al-Sissi : suppression de tout signe de critique

Depuis sa réélection, à la fin du mois de mars 2018, le régime du président de l’Egypte Al-Sissi continue de réprimer les détracteurs et toute opposition éventuelle à son autorité et à sa politique.[1] Ces mesures incluaient le harcèlement et les arrestations de journalistes et de militants des droits de l’homme, ainsi qu’une nouvelle législation restreignant la liberté de la presse et d’expression. Ainsi, au début avril 2018, le quotidien égyptien Al-Masri Al-Yawm, considéré comme proche du régime, s’est vu infliger une amende. Son rédacteur en chef, Mohammed Al-Sid Salah, a été licencié, et a fait l’objet d’une enquête pour avoir publié une information le jour des élections, affirmant que le régime avait « mobilisé » les électeurs en offrant des incitations financières dans les régions au fort taux de participation.[2] En outre, le régime a arrêté plusieurs journalistes, qui ont rejoint des centaines d’autres déjà emprisonnés, parmi lesquels figurent le rédacteur en chef du site Masr Al-Arabiyya, Adel Sabri, et le blogueur et journaliste Mohammed Ibrahim, alias Mohammed Oxygen. Le quotidien Al-Misriyyoun a cité l’expert des médias Hashem Qassem, affirmant que “la période actuelle est la pire jamais vécue par la presse égyptienne, qui n’avait jamais essuyé d’attaque de ce type auparavant. » [3]

En mai 2018, plusieurs activistes politiques et des droits de l’homme ont été arrêtés, l’un après l’autre. Certains, comme Amal Fathy Abd Al-Tawab,[4] étaient membres du Mouvement du 6 avril, à la tête du Printemps arabe en Egypte, dont les dirigeants sont persécutés par le régime depuis 2013, et d’autres appartenaient à des structures différentes. Parmi les individus arrêtés figurent Shadi Al-Ghazali Harb, ancien haut-membre du parti Al-Dustour le 16 mai ; [5] Haitham Mohamedeen, activiste politique du mouvement des Socialistes révolutionnaires, le 19 mai ; [6] Wael Abbas, blogueur et activiste politique, le 24 mai 23 ; [7] et Hazem Abd Al-Azim, dirigeant de la première campagne présidentielle d’Al-Sissi, qui s’est plus tard opposé à lui, le 27 mai 2018.[8]

Les prétextes du régime pour justifier les arrestations de ces individus restaient pour la plupart très vagues. Ils étaient accusés de publier de fausses informations pour diminuer la confiance du public dans les institutions étatiques, afin de fomenter des crises et créer de l’instabilité, ou d’appartenir à une organisation illégale. Les médias hostiles au régime égyptien ont affirmé que ces accusations fournissaient simplement une justification légale au régime pour “museler” l’opposition laïque progressiste, tout comme il a précédemment éliminé l’opposition islamique,[10] et asseoir ainsi son statut de dirigeant incontesté et empêcher tout futur soulèvement visant à le destituer.[11]

L’hypothèse a également été formulée, selon laquelle certaines de ces arrestations visaient à mettre fin à toute critique éventuelle de la politique économique du régime d’Al-Sissi, devant les mesures d’austérité imposées aux citoyens, comme les coupes de subventions, l’augmentation des prix des denrées et les nouveaux impôts, comme l’a exigé le FMI pour pouvoir recevoir des prêts de sa part.[12] Certains des détenus mentionnés plus haut avaient participé à des manifestations contre la décision du gouvernement, le 10 mai, d’augmenter les tarifs du métro.[13]

Le régime réagit aux critiques de ses mesures répressives : nous n’avons pas de prisonniers politiques

La vague d’arrestations a suscité une vive condamnation internationale. Lors d’un entretien téléphonique avec Al-Sissi le 24 mai, au lendemain de l’arrestation de Wael Abbas, le vice-président américain Mike Pence a exprimé sa préoccupation concernant l’arrestation de militants non-violents,[14] et le 30 mai, l’Union européenne a également condamné ces arrestations.[15] Le ministère égyptien des Affaires étrangères a rejeté ces critiques, affirmant « qu’aucun citoyen égyptien n’a été arrêté ou poursuivi pour militantisme en faveur des droits de l’homme, ou pour avoir critiqué le gouvernement, mais [seulement] pour des crimes réprimés par la loi ».[16] Le quotidien pro-régime Al-Yawm Al-Sabi a cité les députés égyptiens ayant fermement condamné la déclaration de l’UE, affirmant qu’elle répondait aux mensonges diffusés par les Frères musulmans.[17]

Image publiée sur Twitter représentant des membres éminents de l’opposition, actuellement en état d’arrestation : Shadi Al-Ghazali Harb, Hazem Abd Al-Azim, Mohammed Al-Qassas, Amal Fathy Abd Al-Tawab, Wael Abbas, Ahmad Al-Douma, Abd Al-Munim Abu Al-Futouh, Sami Anan, Hisham Genina, Amru Ali, Haitham Mohamedeen, Alaa Abd Al-Fattah et Shadi Abu Zeid (Twitter.com/Doaa33133, 6 juin 2018)

Suite à une vague d’arrestations, le régime adopte une législation restreignant la liberté d’expression

En juin et juillet, la vague d’arrestations s’est apaisée, mais seulement pour être remplacée par une vague de lois restreignant sévèrement la liberté d’expression, apparemment pour empêcher toute future expression de dissidence. Le régime a présenté ces lois comme destinées à empêcher la diffusion de rumeurs nuisibles sur les réseaux sociaux, concernant la situation intérieure en Egypte.[18] Le 24 juillet, le quotidien gouvernemental Al-Ahram a publié un article d’investigation selon lequel l’Egypte serait confrontée à une campagne de guerre psychologique menée par une “cinquième colonne”, qui répandait des mensonges et des rumeurs afin de “semer le doute sur le leadership politique”. Et d’ajouter que “cette campagne s’est intensifiée depuis le début du second mandat d’Al-Sissi, et que son objectif unique est de mettre un terme à la réforme de l’Etat égyptien”. Selon l’article, Al-Sissi aurait déclaré que le pays avait été contraint de traiter 21 000 rumeurs en l’espace de trois mois. [19]

Caricature dans un quotidien pro-régime : les FM utilisent les “rumeurs” sur Facebook comme munitions contre le régime (Al-Yawm Al-Sabi, Egypte, 26 juillet 2018)

Le 5 juin 2018,  le parlement égyptien a adopté la « Loi contre la cybercriminalité et contre les crimes relatifs à la technologie de l’information », autorisant l’Etat à bloquer des sites mettant en ligne des contenus considérés comme préjudiciables à l’économie ou à la sécurité du pays.[20] Trois semaines plus tard, on apprenait que le site Katib, qui fait partie du réseau arabe d’information sur les droits de l’homme, avait été bloqué neuf heures après son lancement.[21]

Le 17 juillet, le parlement a adopté des lois accordant aux trois institutions – le Conseil suprême pour l’administration des médias, l’Autorité nationale de la presse et l’Autorité nationale des médias (et notamment au premier des trois) – de larges compétences pour surveiller et restreindre l’activité de la presse et des médias en Egypte, y compris tout compte personnel de réseaux sociaux, blog ou site web doté de plus de 5 000 abonnés. En vertu de cette loi, le Conseil suprême pour l’administration des médias est autorisé à fermer, à bloquer ou à infliger des amendes aux sites qui enfreignent les lois sur les médias, qui emploient un langage violent ou raciste ou diffusent de fausses informations.[22]

Même si la majorité des journalistes actifs en Egypte aujourd’hui suivent la ligne officielle, les nouvelles lois sur les médias ont été approuvées seulement après quelques amendements importants exigés par les journalistes.[23] En outre, même après leur adoption, avec l’aval du dirigeant du syndicat de la presse Abd Al-Muhsen Salama, la moitié des membres du Conseil d’administration du syndicat de la presse ont publié un communiqué opposé à la loi. Ils énuméraient les articles problématiques, et notamment l’article 12, permettant aux autorités d’exiger que les journalistes demandent une autorisation avant de s’engager dans des activités professionnelles, comme le fait de filmer dans des lieux publics, d’interviewer des citoyens ou de couvrir des conférences, etc. , l’article 29, en vertu duquel les autorités peuvent arrêter des journalistes pour incitation à la violence ou préjudice à l’honneur des personnes ; et les  articles 4, 5 et 19, qui autorisent la fermeture de sites web privés ou de médias.[24]

*Y. Graff est chargé de recherche à MEMRI 

Lire le rapport dans son intégralité en anglais

Notes :

[1] Sur la répression du régime contre les candidats potentiels à la présidentielle avant les élections, voir MEMRI en français, Egypte : Répression du régime de Sissi des potentiels candidats à la présidence, 22 mars 2018.

[2] Al-Masri Al-Yawm (Égypte), 29 mars 2018.

[3] Al-Misriyyoun (Égypte), 11 avril 2018.

[4] Amal a été arrêtée le 12 mai 2018 pour avoir mis en ligne une vidéo sur les réseaux sociaux dans laquelle elle critiquait durement les instituts étatiques. Elle a été libérée sous caution le 19 juin. Al-Sharq Al-Awsat (Londres), 12 mai 2018 ; Al-Masri Al-Yawm (Egypte), 19 juin 2018.

[5] Al-Ahram (Égypte), 16 mai 2018.

[6] Al-Tahrir (Égypte), 19 mai 2018.

[7] Al-Ahram (Égypte), 24 mai 2018 ; Al-Yawm Al-Sabi (Egypte), 28 mai 2018.

[8] Rassd.com, 27 mai 2018 ; Al-Shurouq (Égypte), 3 juin 2018.

[9] Al-Arabi Al-Jadid (Londres), les 24 et 28 mai 2018 ; Rassd.com, 27 mai 2018.

[10] Voir, par exemple, Hassan Nafaa, professeur de sciences politiques à l’Université du Caire, Raialyoum.com, 30 mai 2018.

[11] Voir, par exemple, l’avocat et opposant Amro Abd Al-Hadi, Arabi21.com, 27 mai 2018.

[12] Al-Arabi Al-Jadid (Londres), 24 mai 2018 ; Al-Quds Al-Arabi, 28 mai 2018 ; Arabi21.com, 27 mai 2018. Voir Enquête et analyse MEMRI n° 1411, Egyptian President El-Sisi Regime Comes Under Harsh Criticism Against Backdrop Of Egypt’s Economic Crisis, Price Increases, 9 août 2018.

[13] Al-Quds Al-Arabi (Londres), le 12 mai 2018. Al-Tahrir, indépendant, fondé après le renversement du régime de Moubarak en 2011, a rapporté, par exemple, que Haitham Mohamedeen avait été arrêté pour avoir appelé à des manifestations contre cette augmentation. Al-Tahrir (Égypte), le 19 mai 2018. Selon certaines sources, Hazem Abd al-Azim a appelé à boycotter le métro du Caire. L’avocat Samir Sabri, connu pour avoir porté plainte contre des opposants, notamment contre Abd Al-Azim, a déclaré que « l’appel explicite de ce dernier à protester et à manifester crée des troubles et menace la stabilité du pays ». Al-Quds Al-Arabi (Londres), 28 mai 2018.

[14] Reuters.com, 24 mai 2018.

[15] Al-Quds Al-Arabi (Londres), 31 mai 2018.

[16] Al-Ahram (Égypte), 31 mai 2018.

[17] Al-Yawm Al-Sabi (Égypte), 31 mai 2018.

[18] Voir, par exemple, un article du 17 juillet 2018 d’Ali Hashem dans le quotidien gouvernemental Al-Gumhouriyya.

[19] Al-Ahram (Égypte), 24 juillet 2018.

[20] Al-Yawm Al-Sabi (Égypte), 5 juin 2018.

[21] Al-Quds Al-Arabi (Londres), 26 juin 2018. Selon l’article, 500 sites web ont été bloqués en Égypte au cours de l’année écoulée.

[22] Al-Ahram (Égypte), 10 juin 2018, 17 juillet 2018 ; rassd.com, 10 juin 2018 ; ara.reuters.com, 17 juillet 2018.

[23] Al-Ahram (Égypte), 16 juillet 2018.

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