Le 9 décembre 2017, le Premier ministre irakien Haider Al-Abadi a déclaré la victoire sur l’Etat islamique (EI), affirmant : « Les forces armées [irakiennes] ont sécurisé toute la frontière entre l’Irak et la Syrie et nous déclarons par conséquent la fin de la guerre contre l’EI… Notre guerre était dirigée contre un ennemi qui voulait tuer notre civilisation, mais grâce à notre unité et à notre détermination, nous avons triomphé et rapidement vaincu l’EI. » [1]

Toutefois, au cours des cinq mois qui ont suivi cette annonce, l’EI a perpétré de nombreux attentats en Irak, en particulier dans les régions de Kirkouk et de Saladin, principalement au moyen d’embuscades et de barrages routiers, visant principalement les forces de sécurité irakiennes, les milices Al-Hashd Al-Shabi et les officiels locaux du gouvernement. Cela indique que l’organisation n’a pas été éradiquée, mais s’est adaptée à la nouvelle réalité, en adoptant une stratégie de guérilla au lieu d’une guerre pour capturer et contrôler des territoires.[2] Des officiels de l’armée irakienne ont reconnu la difficulté d’éliminer de l’EI dans le pays. Ainsi, une source militaire, Ahmad Al-Dulaimi, a déclaré : « Ils nous attaquent nuit et jour avec des grenades, des armes à feu et des mortiers. Ils attaquent puis se replient dans le désert [dans la région d’Al-Anbar]. Nous avons fouillé la région plusieurs fois, mais en vain. » [3]

Au vu de l’activité continuelle de l’EI dans le pays, les cercles tant sunnites que chiites commencent à affirmer que la proclamation de la défaite de l’EI était prématurée, et que les conditions ayant permis l’émergence de l’EI existent toujours. Des articles parus dans la presse irakienne ont averti d’une nouvelle montée en puissance de l’EI, si les facteurs ayant permis son ascension ne sont pas éliminés à la racine, et principalement la corruption au sein du système politique irakien.

A l’approche des prochaines élections législatives irakiennes, prévues pour le 12 mai 2018, certaines voix ont mis en garde contre les tentatives de la part de membres ou de sympathisants de l’EI d’entrer au parlement. Hamid Al-Hayes, président du Conseil du Salut d’Anbar, [4] a affirmé à l’agence de presse russe Spoutnik que parmi les candidats au parlement, figuraient 6 à 8 personnes appartenant à l’EI ou le soutenant. [5] Des articles dans la presse irakienne ont également mis en garde contre ce danger, et certains ont qualifié ces candidats de « politiciens affiliés à l’EI ». Il convient toutefois d’observer que ces accusations pourraient constituer des tentatives visant à discréditer des adversaires politiques. Extraits d’articles de presse irakiens :

Les célébrations de la défaite de l’EI étaient prématurées : il a repris ses opérations et doit être poursuivi sans pitié

Adnan Hussein, rédacteur en chef du quotidien irakien Al-Mada, écrit sur la résurgence des opérations de l’EI en Irak. Il critique le Premier ministre Haider Al-Abadi pour avoir choisi de se focaliser sur la question kurde et sur les élections depuis sa déclaration de victoire contre l’EI, au lieu de promouvoir l’unité nationale dans le pays :

Aujourd’hui, il semble que la victoire contre l’EI était incomplète. L’EI et les autres organisations terroristes refont à présent surface et reprennent leurs opérations dans les banlieues de Kirkouk, dans les montagnes de Hamrin et à la frontière syrienne. Nous ne serons pas étonnés de les voir également dans d’autres régions, même à l’intérieur des frontières de la capitale, Bagdad, qui demeure une cible de choix des cellules terroristes dormantes, qui exploitent l’inconscience de certains de nos appareils de sécurité, [inconscience] due à la corruption de certains de leurs membres.

[Le problème est que] personne ne pense à renforcer le front intérieur en [favorisant] l’unité nationale. Depuis son annonce en décembre [2017] de la [victoire sur l’EI], ou même avant, le Premier ministre et le commandant en chef des forces armées, [Haider Al-Abadi], se focalise sur la punition du Kurdistan et de son peuple pour leur référendum de septembre [sur l’indépendance kurde]… alors que les corrompus ayant ébranlé les fondations de l’Etat et de la société continuent d’agir en toute liberté et sécurité. Il a également concentré ses efforts en vue de s’assurer un deuxième mandat, en constituant une liste électorale qui n’est pas différente des précédentes… L’EI et d’autres organisations terroristes renouvellent actuellement leur activité, et trouvent un terrain fertile à [leurs actes] en raison de l’absence d’unité nationale fondée sur la justice sociale et sur l’égalité, tant entre les individus qu’entre les secteurs de la population. Il serait erroné de sous-estimer le danger de la survie des organisations terroristes, et dangereux de maintenir une situation dans laquelle les secteurs politiques et sociaux ayant aidé l’EI à conquérir un tiers du pays il y a quatre ans continuent d’exister. Nous avons besoin de perceptions différentes de celles dont nous disposons aujourd’hui, sous peine de nous réveiller un jour et de trouver les terroristes aux portes de Bagdad. [6]

Le journaliste Mahdi Qassem a écrit dans une veine similaire, appelant le gouvernement à empêcher l’EI de se rétablir :

Il était apparemment clair d’emblée que les célébrations de l’expulsion des gangs de l’EI des villes irakiennes seraient de courte durée. Ces gangs barbares ont retrouvé leur ancien statut de terroristes, exactement comme avant leur conquête de plusieurs provinces irakiennes. Ils ont établi des barrages routiers, perpétré des enlèvements et des attaques éclair dans différentes parties du nord de l’Irak, et ils opèrent dans de vastes régions. Le fait notoire est que cette activité terroriste se déroule uniquement dans le nord de l’Irak, alors qu’autrefois [l’EI] était actif dans l’ouest et dans la région de Diyala… [Au nord], ils opèrent facilement et en toute sécurité, même si cette nouvelle zone n’est pas leur habitat [naturel]… Le gouvernement fédéral doit déclarer un état d’alerte élevé dans les régions où opèrent les gangs criminels de l’EI, les décréter zones de guerre soumises à la loi militaire, et mener une action militaire précise et globale pour les débarrasser [des terroristes]… et éliminer impitoyablement les agents de l’EI en démolissant leurs maisons au-dessus de leurs têtes… [7]

L’EI dispose d’alliés au sein du système  politique ; la corruption politique le maintient en vie

Certains auteurs ont montré du doigt les relations entre l’EI et les politiciens corrompus, appelant à les combattre tous deux simultanément. Mahdi Moula, éditorialiste du site d’information irakien Sawt Al-Iraq, écrit que l’EI est parvenu à installer des soutiens dans le système politique, et qu’en contrepartie, ces « politiciens affiliés à l’EI » lui apportent une protection et une liberté d’action. Il écrit :

L’organisation wahhabite-saddamiste [8] EI n’a pas été éliminée. Elle récupère, se rétablit et installe ses bases et ses centres à travers l’Irak. Elle change de forme pour pouvoir ressurgir soudainement, de manière inattendue et avec force… Ils ont réussi à créer des bases et des centres dans toutes les villes irakiennes… et à créer une [base] de soutien dans tous les secteurs – sunnites, chiites, kurdes, et même au sein de différents partis et factions, islamiques et civils – au point qu’il est difficile, voire impossible, d’exposer [les membres de l’EI], de savoir qui ils sont, de les arrêter et les exécuter, ainsi que tous ceux qui leur sont affiliés. C’est un fait notoire que l’EI wahhabite-saddamiste repose sur des « politiciens affiliés à l’EI ». Les terroristes de l’EI ont sélectionné ces politiciens et leur ont permis de se présenter à des postes publics importants, et ont [ainsi] réussi à infiltrer toutes les institutions étatiques, en [occupant] tant des postes subalternes qu’élevés. Leur objectif était de saboter le processus politique, de créer le chaos et de répandre la corruption… Cela a permis aux terroristes de l’EI de massacrer, de tuer et de semer la destruction comme ils le voulaient… facilement et sans crainte, car ils bénéficient de personnalités qui les ont protégés, financés et soutenus… Même lorsque des agents de l’EI ont été appréhendés, certains les ont défendus et les ont fait acquitter en détruisant les preuves et en empêchant les gens de témoigner contre eux, par la menace ou par la corruption. Et à défaut, les [politiciens] avaient la capacité de faire sortir [les suspects] de prison. On peut par conséquent affirmer que, sans les « politiciens affiliés à l’EI », l’EI wahhabite-saddamiste n’aurait jamais réussi à envahir l’Irak et à s’emparer de plus d’un tiers de son territoire…

Comme indiqué, après la défaite de l’EI wahhabite en Irak occidental, l’organisation a changé de forme et établi des bases dans le nord, le centre et le sud, créant une base [de soutien] et des cellules dormantes. Elle a aussi voulu introduire des partisans au sein du système politique, et a choisi [des personnalités] issues de différents [horizons] : Arabes et Kurdes, sunnites et chiites. Cela en raison du fait que les terroristes de l’EI comptent sur ces « politiciens affiliés », sans lesquels ils seraient privés de toute influence. C’est pourquoi ils ont décidé de participer aux élections et ont commencé à acheter [des candidats] dont la conscience est corrompue et acquise à bas prix… [9]

Dans un autre article, le rédacteur en chef d’Al-Mada Adnan Hussein affirme que la guerre contre l’EI doit inclure des efforts pour empêcher l’élection de candidats corrompus au parlement :

Aux côtés des membres [effectifs] de l’EI qui se présentent aux élections parlementaires, il y a également des politiciens corrompus, ainsi que des gens qui sont tout simplement incompétents et qui ont échoué dans la politique, l’administration et partout ailleurs. Ils se présentent également aux élections, et ne sont pas moins dangereux que l’EI. La corruption n’est pas moins détestable que le terrorisme… C’est la corruption qui a amené l’EI [en Irak en premier lieu]… C’est la corruption qui a fait que l’armée [irakienne], équipée des armes les plus meurtrières, a désobéi aux ordres de ses propres commandants, lorsqu’elle a été confrontée à quelques centaines d’étrangers venus du monde entier. Il est crucial de s’opposer à l’EI et de l’empêcher d’entrer au parlement, mais cela ne suffit pas. Laisser les portes du parlement ouvertes à des [politiciens] corrompus signifie ouvrir les portes de l’Irak une fois de plus à l’EI et aux autres organisations terroristes. [10]

L’éditorialiste du journal Sawt Al-Iraq Majid Al-Turaihi a écrit : Tous les éléments ayant permis l’émergence de l’EI en Irak en 2014 existent encore aujourd’hui. Plus de 90 % des membres de l’EI en Irak sont des Irakiens, et pas des envahisseurs étrangers. L’EI n’a pas surgi de nulle part, mais il est le produit d’une réaction chimique interne toxique, née de la haine communautaire… [et d’un] sentiment d’impunité, d’une pénurie de services [étatiques] et de niveaux de chômage élevés, qui découlent [à leur tour] de l’absence de projets [nationaux] et d’emplois dus à l’évasion de milliards de dollars [en dehors du pays]… et de nominations frauduleuses fondées sur la corruption, ainsi que des [actions] d’éléments étrangers dont la caractéristique commune est la haine de l’Irak.

L’EI est arrivé en 2014, et en l’espace de 24 heures, il a conquis plus d’un tiers du territoire, en s’emparant de milliards de dollars en équipements militaires et en argent. Pas un seul officiel n’a été poursuivi pour cela. Aussi, pourquoi ceux qui sont responsables de l’émergence de l’EI auraient-ils peur de réitérer leur action ?

Nombre des Irakiens, qui constituent 90 % des membres de l’EI, sont des fonctionnaires en poste ou à la retraite et des membres de l’armée, qui recevaient un salaire du gouvernement irakien avant et pendant qu’ils étaient membres de l’EI, et qui continuent de le percevoir aujourd’hui. Alors qu’est-ce qui a changé pour empêcher l’EI de revenir ? L’EI a émergé à cause des gens qui rêvaient de faire des bénéfices rapides à tout prix et d’atteindre des fonctions élevées sans la moindre formation […] L’EI en tant que phénomène et que mouvement sera éliminé seulement une fois que la corruption financière et administrative aura été éliminée… Les fonctionnaires incompétents doivent être poursuivis, tout en respectant ceux qui se sont sacrifiés pour la patrie et leurs familles… [11]

Des agents de l’EI se présentent aux élections parlementaires ; ils ne doivent pas réussir

Le journaliste irakien Salah Hassan a écrit dans le quotidien saoudien Al-Hayat, publié à Dubaï :

Une surprise… qui ne peut être ignorée, est qu’après la décision d’amnistie générale [12] et de réconciliation nationale, de nombreux dirigeants de l’EI se présentent aux élections. La plupart d’entre eux étaient impliqués dans l’exécution des soldats irakiens qui avaient été pris en otages lors de la guerre contre l’EI, et de nombreuses vidéos les montrant circulent sur différents forums et plateformes de médias. Certains ont été détenus dans les prisons irakiennes, mais la loi d’amnistie générale a permis leur libération et à présent, des [affiches électorales comportant] leurs photos remplissent nos rues et nos places…

Les Irakiens doivent savoir qui leurs dirigeants suivent après 15 ans au cours desquels la destruction a régné, sa souveraineté a été violée et son identité supprimée, sa sécurité perdue, la criminalité s’est répandue et ses villes ont été remplies d’immondices. La question qui se pose est : Pourquoi ces gens élisent-ils ces dirigeants, sachant qu’ils sont corrompus, voleurs et assassins ? La raison est la crainte : crainte de la guerre civile et du retour des voitures piégées que tous les grands partis peuvent faire exploser dans chaque ville irakienne… [13]

Lien vers le rapport en anglais

Notes :

[1] Iraqpressagency.com, 9 décembre 2017.

[2] Voir le rapport de MEMRI JTTM, Official ISIS Sources: We Are Temporarily Changing Tactics, Opting For Guerilla Warfare Such As Raids And Targeted Assassinations, 11 janvier 2018.

[3] Al-Arabi Al-Jadid (Londres), 2 mars 2018.

[4] Organisation constituée principalement de membres des tribus sunnites de la région d’Al-Anbar en 2003 pour combattre Al-Qaïda.

[5] Sputniknews.com, 18 février, 2018.

[6] Al-Mada (Iraq), 10 mars 2018.

[7] Sotaliraq.com, 31 mars 2018.

[8] A savoir qui ressemble à l’ancien président irakien Saddam Hussein.

[9] Sotaliraq.com, 24 mars 2018.

[10] Al-Mada (Irak), 24 février, 2018.

[11] Sotaliraq.com, 28 mars 2018.

[12] En mai 2016, le parlement irakien a adopté une loi amnistiant des dizaines de milliers de prisonniers, y compris ceux condamnés à mort, sauf ceux qui étaient condamnés pour terrorisme, viol, homosexualité, vol d’antiquités et quelques autres crimes. Rudaw.net, 25 août 2016.

[13] Al-Hayat (Dubai), 19 avril 2018.

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