Par Z. Harel*

Au cours des derniers mois, le roi Abdallah II de Jordanie est confronté à des critiques et à des appels croissants à limiter ses pouvoirs, tant de la part de la population que des cercles politiques. Le 6 octobre 2018, le « comité national de suivi », un groupe de 143 hommes politiques et vétérans de l’armée, a publié une déclaration dans laquelle ils protestaient vivement contre, selon leurs termes, la situation désastreuse du pays, le mépris du roi face aux appels aux réformes, et l’abus des pouvoirs conférés au roi et à sa cour, appelant à limiter ces pouvoirs. Depuis sa publication initiale, cette déclaration a reçu plus de 1 000 signatures.

La vague de critiques s’est accrue depuis les troubles du printemps 2018, en protestation contre la mauvaise situation économique en Jordanie. Ces protestations comprenaient des grèves et des manifestations de masse dans tout le royaume, durant lesquelles retentissaient parfois des appels contre le roi, tenu pour responsable de cette crise.[1] Même après la fin de ces protestations et la formation d’un nouveau gouvernement, en juin 2018, des appels à des réformes, et notamment à la limitation des pouvoirs du roi – ont persisté, provenant d’utilisateurs des réseaux sociaux et de petits mouvements de protestation populaires, mais aussi de membres du parlement. Ainsi, une faction parlementaire, constituée principalement de membres des Frères musulmans (FM), a demandé le transfert de certains des pouvoirs du roi au gouvernement. En outre, deux députés ont critiqué l’intervention de la reine Rania dans les affaires de l’Etat, affirmant qu’elle n’avait aucune compétence pour ce faire. L’atmosphère tendue a été exacerbée par la longue absence inexpliquée du roi en juillet 2018, qui a suscité des critiques sur les réseaux sociaux et des rumeurs malveillantes selon lesquelles il serait en mauvaise santé, ou avait changé de position sur la question palestinienne.

Le roi Abdallah a tenté de contester les critiques. Évoquant implicitement la déclaration du comité de suivi, il a reconnu que des erreurs avaient été commises et que le mécontentement des citoyens reflétait une perte de confiance dans les institutions de l’État, tout en appelant à se focaliser sur les succès du royaume et à canaliser ce mécontentement dans l’optique d’améliorer la situation. De même, il a démenti à plusieurs occasions les rumeurs à son sujet.

La presse jordanienne s’est également ralliée à la défense du roi. Plusieurs auteurs, notamment dans le quotidien gouvernemental Al-Rai, ont rejeté les appels à limiter les pouvoirs du roi et condamné ceux qui répandaient les rumeurs, les accusant de tenter de déstabiliser le pays.

Ces deux dernières semaines, les protestations contre la politique économique du gouvernement ont repris, y compris des manifestations dans le centre d’Amman, notamment le 30 novembre et le 6 décembre. Les manifestants ont scandé des slogans contre la corruption et en faveur de la liberté d’expression, proféré des critiques contre le roi et appelé à l’établissement d’une monarchie constitutionnelle.[2] Il convient d’observer que les critiques directes formulées contre le roi, entendues au cours des derniers mois, font écho aux demandes présentées en 2011 en faveur de réformes politiques globales, notamment une limitation des pouvoirs du roi et l’instauration d’une monarchie constitutionnelle en Jordanie.[3]

On ne peut exclure que la décision prise par Abdallah en octobre 2018 concernant le traité de paix avec Israël – à savoir la décision de ne pas renouveler un bail de location de deux enclaves de terres à Israël, stipulé dans des annexes – était une tentative d’apaiser la colère à son égard, notamment au vu du fait qu’il s’agissait de l’une des revendications de la déclaration du comité de suivi.

La déclaration du comité national de suivi appelle à limiter les pouvoirs du roi : le roi a abusé de ses pouvoirs ; la Jordanie n’est la propriété privée de personne

Comme indiqué, la déclaration publiée par le comité national de suivi le 6 octobre protestait contre la situation désastreuse du pays et le mépris affiché par le roi pour les appels répétés à des réformes, et l’accusait, lui et sa cour, d’abuser de leurs pouvoirs. Signée à l’origine par 143 personnes, parmi lesquelles l’ancien député et ministre du Travail Amjad Al-Majali et l’ancien guide général des FM en Jordanie, Salam Al-Falahat, elle stipule également que la Jordanie n’est « la propriété privée » de personne et appelle à prendre plusieurs mesures pour limiter les pouvoirs du roi. Depuis sa publication, la déclaration a été signée par près de 1 000 personnes.[4]

Extraits de la déclaration : Notre pays connaît une situation  politique, économique et sociale très compliquée… Les appels lancés par la grande majorité de la population, de tous les secteurs, pour procéder à une véritable réforme dans tous les domaines… n’ont pas reçu de réponse adéquate mais ont été ignorés, tandis que la situation dans le pays continue de se détériorer de plus en plus. Les amendements constitutionnels de 2014 ont conféré au roi des pouvoirs absolus,[5] qu’il a délégués à des tiers, lesquels en ont abusé. Cela a conduit à une corruption accrue, devenue ouverte et généralisée, en l’absence de moyens pour la surveiller ou pour surveiller les coupables. La cour royale et les centres de pouvoir ont été occupés par des milliers de fonctionnaires civils et sont devenus un pouvoir qui supplante tous les autres, en contradiction avec la Constitution. Ceci a des implications dangereuses et dévastatrices pour le présent et l’avenir de la Jordanie…

[Et pourtant], malgré la colère de la population, qui n’a cessé de croître ces dernières années, la réponse du roi s’est limitée à des formalités vides et inefficaces, destinées à détourner l’attention du peuple des scandales de corruption fréquents et du caractère autocratique du régime.

La déclaration du comité national de suivi (Photo : Twitter.com/7iber, 20 octobre 2018)

Nous déclarons par conséquent que cette phase se trouve dans une impasse et doit prendre fin. Une nouvelle phase doit être entamée, consacrée à un projet national doté d’objectifs et de moyens clairs, fondé sur plusieurs principes nationaux, notamment : la Jordanie est un pays souverain bien aimé, et non un domaine privé géré conformément aux intérêts et à la volonté du roi ou de quiconque. Le peuple est la source de l’autorité, comme l’affirme la Constitution, et par conséquent, c’est le peuple qui accorde au pouvoir exécutif des compétences, par le biais d’élections générales libres et équitables. A ce titre, le peuple est l’unique source de légitimité. Selon la Constitution de la Jordanie, le régime est parlementaire, avec un pouvoir monarchique héréditaire. Ceci est une référence claire au modèle d’un régime monarchique parlementaire démocratique. Le peuple jordanien n’acceptera en aucun cas de continuer à vivre sous une monarchie absolue, contre sa volonté et en violation de la Constitution.

La déclaration proteste également contre la centralité de la cour royale dans les processus de prises de décisions en Jordanie : « La cour royale n’a pas de statut constitutionnel qui l’investirait d’une compétence exécutive, mais actuellement, son autorité dépasse celle de toutes les [autres] institutions de l’Etat – les branches législative, judiciaire et exécutive du gouvernement – en violation de la Constitution. Pour y remédier et rétablir l’Etat de droit et les institutions étatiques, il faut mettre fin à ces violations, à l’intervention de la cour royale dans les institutions de l’Etat, et à la confusion de leurs compétences. »

La déclaration appelle à prendre les mesures suivantes afin de limiter les pouvoirs du roi : « Le départ du roi du pays, pour quelque raison que ce soit, devra recevoir l’approbation du gouvernement, et l’approbation précisera la destination de la visite [à l’étranger], sa durée, ses objectifs et son coût. L’adjoint du roi prêtera serment en présence du gouvernement. Le roi et sa famille recevront un salaire spécifique et leurs dépenses seront réglementées par une loi spéciale, et soumises à tous les impôts imposés aux [autres] citoyens jordaniens. »

La déclaration critique implicitement la concentration de pouvoirs sécuritaires entre les mains du roi : « Les forces armées et les services de sécurité… devraient être des branches du gouvernement, qui est l’autorité générale de l’Etat et qui est responsable de tous ses mécanismes… »

Toujours dans le but de limiter les pouvoirs du roi et dans l’esprit revendications formulées en 2011, la déclaration appelle à laisser le peuple élire les deux chambres du parlement (actuellement, seule la chambre basse est élue, tandis que les membres de la chambre haute sont désignés par le roi) ; à élargir les pouvoirs exécutifs du gouvernement au détriment du roi, en constituant « un gouvernement national de personnalités renommées, fiables et honnêtes, qui exerceront une autorité générale au sens plein du terme, conformément à la Constitution », et « à tenir des élections authentiques et équitables, qui reflètent la volonté du peuple jordanien, conformément à une loi électorale qui garantira la représentation de tous les parties et sera acceptée par le peuple… » Une autre demande consiste à ramener les terres publiques, y compris celles des enclaves d’Al-Ghamr et Al-Baqoura louées à Israël dans le cadre du traité de paix, sous contrôle jordanien.

En conclusion, la déclaration annonce le début d’un « plan de travail national permanent, qui débutera par une manifestation nationale sur la place de l’hôpital Al-Urdun [près du bureau du Premier ministre à Amman] le samedi 20 octobre 2018 ». [6]

Le 20 octobre, une manifestation s’est bien tenue au lieu indiqué, en présence de centaines d’activistes qui ont exigé des réformes globales et la fin de l’intervention d’organes non constitutionnels dans la gestion de l’Etat. Parmi les slogans entendus, figuraient « Non à l’hégémonie de la cour royale », « Pas de pouvoir sans responsabilité », « La Jordanie est un pays libre et pas la propriété [privée d’officiels] corrompus », « Qui a dit que le peuple était mort ? Le peuple est la source du pouvoir », « Honte, honte, ils ont vendu le pays pour des dollars » et « Un gouvernement élu est l’autorité centrale ».[7]

Il convient d’observer que la déclaration du comité de suivi et la manifestation ont été guère évoquées dans les médias jordaniens. Si quelques sites Internet locaux ont cité la déclaration,[8] les grands journaux l’ont ignorée et n’ont évoqué que très brièvement la manifestation. Même l’organe de presse des FM, Al-Sabil, et le site albosala.com, affilié au mouvement, ont fait état de la manifestation de manière laconique, sans mentionner le comité de suivi ou sa déclaration.[9] De son côté, le comité a posté la déclaration sur un compte Facebook ouvert le 18 octobre, en prévision de la manifestation, et plusieurs signataires de la déclaration l’ont publiée sur leurs pages privées.[10]

Lire la suite du rapport en anglais

*Z. Harel est chargé de recherche à MEMRI

 Notes :

[1] Voir MEMRI en français, Pressions du FMI et diminution de l’aide étrangère : la Jordanie aspire à surmonter sa dépendance économique et politique, 27 juin 2018.

[2] Raialyoum.com, 1er et 7 décembre 2018 ; Facebook.com/HerakDhiban, 7 décembre 2018.

[3] Voir l’enquête et l’analyse n° 771 de MEMRI, The Arab Spring in Jordan: King Compelled to Make Concessions to Protest Movement, 12 décembre 2011 ; Enquête et analyse de MEMRI n° 806 – The Arab Spring in Jordan – Part II: Oppositionists Challenging the Legitimacy of the King and Hashemite Royal Family, 3 avril 2012.

[4] Allofjo.net, 8 octobre 2018; facebook.com/ 44783759907411, 18 octobre 2018.

[5] Les amendements constitutionnels adoptés en 2014 accordaient au roi le pouvoir exclusif de nommer les commandants des forces armées et des appareils de renseignement. Des amendements supplémentaires datant de 2016 étendaient ces pouvoirs à la nomination d’autres titulaires de postes. Voir MEMRI en français, En Jordanie, critiques et manifestations suite aux amendements constitutionnels élargissant les pouvoirs du roi, 1er juin 2016.

[6] Arabi21.com, 8 octobre 2018 ; facebook.com/ 44783759907411, 18 octobre 2018.

[7] Al-Arabi Al-Jadid (Londres), 21 octobre 2018.

[8] Voir, par exemple, al-taleanews.com, 7 octobre 2018 ; allofjo.net, 8 octobre 2018.

[9] Albosala.com, assabeel.net, 20 octobre 2018.

[10] Facebook.com/447837599074116, 18 octobre 2018 ; facebook.com/milkelali444, facebook.com/hindalfayezMP, 7 octobre 2018.

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