Par Yigal Carmon*

Henry L. Stimson, qui fut secrétaire d’Etat et ministre de la Guerre tant pour des gouvernements républicains que démocrates, a déclaré en 1946 : « La seule façon de rendre un homme digne de confiance est de lui faire confiance, et le moyen le plus sûr de le rendre indigne de confiance est de se méfier de lui. »

Le président américain Franklin Delano Roosevelt a pour sa part prononcé cette phrase mémorable au sujet de Joseph Staline, avant la conférence de Yalta : « Je pense que si je lui donne tout ce qui me sera possible de lui donner sans rien réclamer en échange… il ne tentera pas d’annexer quoi que ce soit et travaillera à bâtir un monde de démocratie et de paix. »

Cinquante ans plus tard, le président américain George W. Bush déclarait, après le sommet de 2001 en Slovénie avec Vladimir Poutine : « J’ai regardé cet homme droit dans les yeux, je l’ai trouvé très franc et digne de confiance, et nous avons eu un très bon dialogue. J’ai pu sentir un peu de son âme. »

Ces anciens présidents ne sont pas des enfants de chœur. Ils ne seraient pas parvenus au sommet de la politique américaine s’ils avaient été totalement naïfs. Néanmoins, l’approche des dirigeants américains du dialogue avec des adversaires étrangers a toujours été basée sur d’authentiques efforts de compréhension, fondés sur leur conviction profonde qu’avec un peu d’ouverture et de sincérité, ils pourraient remodeler les cœurs et les esprits de leurs interlocuteurs. Cette croyance dans le pouvoir magique de l’ouverture à autrui persiste jusqu’à ce que la réalité, qui prend généralement la forme d’événements tragiques et meurtriers, frappe et déclenche un revirement total, contraignant les dirigeants à agir contre leurs instincts premiers et à faire preuve de force et de ruse machiavélique.

Il ne faudrait pas juger la présomption d’innocence intrinsèque à l’approche américaine, combinée à la confiance accordée à autrui, qui considère le monde comme taillé à sa propre image, comme un simple défaut autodestructeur. En réalité, cette approche reflète les valeurs de la démocratie américaine. Toutefois, elle devrait être réservée aux démocraties apparentées, pour ne pas être exploitée par ceux qui ne partagent pas ces valeurs, ou qui même les méprisent.

Combler le fossé de la langue

Le comportement politique américain peut être attribué à un syndrome dont les caractéristiques sont les suivantes : il part de la croyance que le mal pur n’existe pas, en dépit des apparences, et que par un contact et un engagement personnel, tout mal peut être racheté. Cette croyance se nourrit de la culture populaire américaine, y compris des séries télévisées pour jeunes et adultes. Elle imprègne également les médias, la culture politique et le système éducatif. Ce syndrome attribue des pouvoirs quasiment magiques à l’instant où le contact se produit, contact qui neutraliserait le mal et rendrait toute tromperie impossible. Si jamais le mal coopère avec vous, ce ne peut être en raison d’un froid intérêt personnel.

Ce syndrome, qui nie obstinément la réalité, laisse voir d’autres différences culturelles entre les démocraties et les dictatures, et rend l’Occident presque incapable d’affronter le mal. Il y a seulement quelques jours, lorsque le dictateur nord-coréen Kim Jung Un a invité les Etats-Unis à un « dialogue sincère », les médias occidentaux ont tout cru à sa bonne volonté et célébré son appel en grande fanfare. (Voir par exemple, l’article « Raising Hopes, North Korea Offers to Talk about Its Nuclear Arsenal, » NYTimes.com, 6 mars 2017)

Le syndrome évoqué ci-dessus peut être détecté chez d’autres démocraties occidentales, en général sous une forme atténuée. L’ « ancienne plume du Moyen-Orient » Robert Fisk en donne un exemple mémorable. Lorsque Fisk a rendu visite à Ossama Ben Laden dans son bureau local au Soudan, en 1993, il a accepté avec crédulité les protestations d’innocence de ce dernier : « Je suis un ingénieur en construction et un agronome. Si j’avais des camps d’entraînement ici, au Soudan, je ne pourrais pas exercer cette profession. » (Independent.uk, 8 décembre 1993). Le journal avait intitulé l’article « Un guerrier antisoviétique met son armée sur la voie de la paix ».

Depuis 20 ans, MEMRI essaie d’épargner aux décisionnaires et politiciens le passage par cette première case excessivement optimiste, en comblant le fossé de la langue entre le Moyen-Orient et l’Occident et en familiarisant ce dernier aux réalités du monde arabe et musulman. Nous avons révélé le double langage dans le discours public, les manuels scolaires, les textes religieux et tracts idéologiques, qui en disent souvent plus que les renseignements secrets, afin de leur épargner d’avoir à payer le lourd tribut de l’apprentissage par une traversée empirique amère. Si nos efforts ont souvent porté leurs fruits, aujourd’hui, à voir l’état les relations entre le Qatar et les Etats-Unis et la manière dont la souris qatarie rugit et manipule la superpuissance américaine, nous réalisons qu’il reste encore beaucoup à faire.

Lorsque le syndrome américain est confronté aux régimes arabes, musulmans et aux autres pays autoritaires, les Américains n’ont guère de chance de l’emporter, malgré la disparité de puissance entre les parties. Une expression arabe populaire décrit les Américains ainsi : « Les Américains sont des gens bien, qui peuvent être facilement trompés » (al-Amrikan nas tayyibin – binghashu bi-suhula). Une autre expression arabe dit : “Baise-les, collabore avec eux et double-les” en même temps (ishtghil fi-hum wa-ma’ahum wa-‘alayhum). Les charlatans ont toujours fondé leurs méthodes sur l’art de faire croire à leur victime ce qu’elle veut croire. Ces régimes autoritaires sont des charlatans accomplis, et le syndrome américain joue en leur faveur.

Le Qatar, un cas d’école

Le Qatar est un régime autoritaire dirigé par une famille qui étouffe la liberté d’expression dans ses frontières. Depuis des années, c’est un terreau fertile aux appels à la haine anti-américaine, antisémite et anti-israélienne, ainsi qu’un des principaux promoteurs de l’extrémisme et du terrorisme islamique. Bien avant l’apparition de l’EI et jusqu’à ce jour, il a promu Al-Qaïda et ses différents rejetons, ainsi que les Frères musulmans et leurs filiales, notamment le Hamas. Pendant des décennies, il a abrité le chef spirituel des Frères musulmans, cheikh Yousouf Al-Qaradawi, qui s’est dit favorable à un second holocauste “venant des fidèles, avec l’aide d’Allah”. Voir MEMRI en français :« Le cheikh Qaradhawi : Allah a imposé Hitler aux Juifs pour les punir. Si Allah veut, la prochaine fois par la main des croyants ». Il y a tout juste quelques mois, alors qu’Oman expulsait un religieux djihadiste indien pour incitation à la haine contre l’Amérique, le Qatar lui accordait immédiatement un droit d’asile. Voir : Oman expulse le cheikh indien Salman Al-Nadwi au Qatar suite à sa diatribe contre le roi d’Arabie saoudite et le président des Etats-Unis.

Le Qatar est l’allié militaire du président turc islamiste extrémiste Recep Tayyip Erdogan, qui a ramené en quelques années la Turquie moderne un siècle en arrière, à l’ère pré-Atatürk, et qui attaque l’Amérique au risque d’un affrontement militaire. Aujourd’hui, le Qatar s’est également révélé un allié fervent de l’Iran. Dans le passé, l’excuse qu’il avançait à ses relations amicales avec l’Iran était que les deux pays partageaient des champs gaziers. Aujourd’hui, le Qatar trouve une nouvelle excuse tout aussi spécieuse : le conflit avec ses pays voisins, qui n’aurait probablement pas éclaté si le Qatar n’avait pas été de mèche avec l’Iran.

A l’instar d’autres régimes autoritaires, il a militarisé ses médias étatiques pour combattre ses ennemis et soutenir ses alliés. Le Qatar a reconstruit le Sud-Liban pour le compte du Hezbollah, après la guerre de 2006, et a fait de même pour le Hamas à Gaza après ses guerres contre Israël. (Tant le Hezbollah que le Hamas sont des organisations désignées comme terroristes par les Etats-Unis). Le Qatar se pose en champion de la liberté d’expression, tout en gardant le silence sur la répression violente de la liberté d’expression chez ses amis et alliés, de Gaza à Ankara, en passant par Téhéran. Le Qatar a aidé les Talibans en Afghanistan et a même accueilli une représentation de Talibans à Doha, prétendument sur la demande des Etats-Unis, alors même que les Américains y étaient opposés.

La famille qatarie au pouvoir croit qu’elle peut tromper tout le monde tout le temps. Le Qatar estime que l’argent peut tout acheter – de la FIFA aux think tanks, universités, politiciens et organisations de Washington, directement ou par le biais de lobbyistes – et le fait est qu’ils ont raison. Ce qui élève la corruption du Qatar à une forme d’art est la capacité de convaincre ses victimes qu’il est leur ami et allié. Même aujourd’hui, après avoir réussi à obtenir un sceau d’approbation américain, l’incitation virulente contre l’Amérique et ses alliés continue de dominer les émissions d’Al-Jazira.

MEMRI publie des rapports sur le parrainage infâme du terrorisme et de l’antisémitisme par l’émirat qatari depuis des années, et continue de le faire. Même dans un monde arabe où l’antisémitisme est monnaie courante, le Qatar se pose en leader incontesté. On peut trouver un résumé des faits dans le rapport de MEMRI intitulé Le Qatar ou l’émirat qui fait marcher le monde, et ses défenseurs, lequel contient des liens vers des rapports antérieurs sur le Qatar. Une suite sera publiée sous peu.

Malgré tout cela, l’Occident continue de fermer les yeux sur les activités du Qatar dans le monde arabophone, ou les détourne en raison d’intérêts économiques, jusqu’à ce que les voisins du Qatar le mettent au pied du mur. Ces voisins – qui sont eux-mêmes loin d’être des démocraties – ont besoin des Etats-Unis, et contrairement au Qatar, lui sont reconnaissants de leur aide et lui sont fidèles.

La révélation de la nature réelle du Qatar par ses voisins et adversaires n’a fait qu’inciter ce pays à intensifier sa tromperie. Sans modifier son attitude, il s’est lancé dans une campagne de recrutement de témoins de sa moralité. Se fondant sur le raisonnement des Protocoles des Sages de Sion, le Qatar a entrepris d’utiliser les juifs – et plus ils sont religieux et sionistes, mieux cela vaut. Aussi ont-ils lancé des invitations à se rendre en visite au Qatar au dirigeant de l’Organisation sioniste d’Amérique, à des rabbins orthodoxes et au vice-président de la Conférence des présidents des organisations juives américaines. Toutefois, dans la meilleure des traditions du “Parrain”, ils ont préparé un plan de secours : un documentaire d’Al-Jazira ciblant les organisations juives en Amérique, ayant été préparé et qui pourrait être diffusé si et quand cela serait nécessaire. (Comme dit l’adage cité ci-dessus : “baise-les, collabore avec eux et double-les”).

Al-Jazira ayant été démasquée comme étant un nid d’incitation à la haine, quelle meilleure contre-attaque pouvait-il y avoir que de recruter un illustre défenseur américain de la liberté de la presse (qui n’a même pas pris la peine de s’informer sur le site web du Département d’Etat, désignant Al-Jazira comme un média gouvernemental, à l’image du réseau de télévision international Russia Today, indigne de bénéficier d’une défense de la liberté de la presse) ? Si les Saoudiens et d’autres encore accusent le Qatar de soutenir le terrorisme, quelle meilleur démenti que le recours à des personnes bien-intentionnées tel le Secrétaire d’Etat américain Rex Tillerson et le ministre de la Défense James N. Mattis, pour qu’ils mènent un « dialogue stratégique » avec ce minuscule émirat, dont l’existence même repose sur la base américaine qu’il abrite ? Certes, les Qataris ont peut-être cessé de financer activement des groupes terroristes (mais qui peut en être sûr, quand l’argent peut être transféré par des méthodes qui n’incriminent pas le Qatar ?) Dans tous les cas, Al-Jazira poursuit ses incitations 24 heures sur 24 (avec des pauses occasionnelles pour les matchs de football ou autres) pour le compte de l’idéologie islamiste et djihadiste, que le Qatar ne considère pas comme un soutien au terrorisme.

Bien entendu, les ministres Tillerson et Mattis ne pensent pas être manipulés ou utilisés par le Qatar. Au contraire, ils pensent probablement que l’Amérique utilise le Qatar, et que l’Amérique est redevable envers le Qatar qui abrite la base aérienne d’Al-Udeid comme siège de CENTCOM depuis presque deux décennies. Ils ignorent que le Qatar a construit la base d’Al-Udeid non pas pour le bien des Etats-Unis, mais pour assurer sa propre survie. En cela, le Qatar n’est guère différent de Bahreïn, qui aurait été réunifié de force à l’Iran si la présence d’une base navale américaine n’avait préservé sa perennité. Mais alors que Bahreïn a exprimé sa gratitude, le Qatar se permet de poursuivre son double jeu en abritant la base CENTCOM, tout en attaquant l’action des Etats-Unis au Moyen-Orient.

Dernièrement, les Saoudiens et les Emiratis ont proposé de construire une alternative à Al-Udeid, gratuitement, afin de libérer l’Amérique de son sentiment exagéré de dette envers Doha. Pour empêcher cela, le Qatar a promis non seulement d’agrandir Al-Udeid à ses frais, mais de construire une ville tout entière – une petite Amérique, avec une multitude d’avantages – pour les soldats américains et leurs familles. C’est la forme la plus poussée de lobbying économico-politique qui soit, que seuls les génies du Qatar pouvaient inventer.

On aurait pu espérer que seuls les gens simples seraient victimes du syndrome américain. Malheureusement, les dirigeants sont aussi susceptibles d’y succomber. Lorsqu’il les affecte, le syndrome américain est extrêmement dangereux pour la sécurité des démocraties, car il réduit une menace réelle à quelque chose de bénin, et peut même faire passer un ennemi pour un ami.

S’il est vrai que l’histoire se répète, les masques finiront par tomber, et le sort jeté par le Qatar et les autres ennemis de l’Amérique se dissipera, laissant les décisionnaires américains guéris de leurs illusions. Malheureusement, cela ne se produira qu’une fois que le syndrome américain aura coûté la vie à d’innocentes victimes. Le Qatar présente l’occasion de vaincre ce syndrome avant d’en subir les conséquences.

Lien vers le rapport original en anglais

*Yigal Carmon est Président de MEMRI. Cet article a été publié originellement par le Jewish News Syndicate (jns.org), le 9 mars 2018

 

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