Ci-dessous un extrait. Lire l’analyse intégrale en anglais ici.
Le 19 juin 2017, la Wilaya (Province) de Raqqa de l’Etat islamique, une des deux principales villes du “califat” de l’EI, a mis en ligne une vidéo en arabe d’une durée de 36 minutes intitulée “La purification des âmes”. Cette vidéo reprend de manière récurrente plusieurs éléments de la propagande de l’EI : des images de combats, des cadavres d’ennemis et des appels à mener des attentats en Occident, sur les “terres de l’infidélité”.
Mise en ligne alors que les unités des Forces démocratiques syriennes (FDS) sous commandement kurde se déploient inexorablement autour de Raqqa, la vidéo emploie un ton d’élégie remarquable, inhabituel dans la propagande de l’EI. C’est une vidéo de Ramadan ; aussi l’accent placé sur les choses éternelles et divines n’est pas étonnant, mais on a rarement vu autant de pleurs et d’émotion dans une vidéo de l’EI, s’agissant de pleurs et d’émotions venant de combattants de l’EI et pas de leurs nombreuses victimes.
Pendant presque six minutes, la vidéo se focalise sur la mort et la perte, et ensuite sur la douceur et la nature transitoire de la vie : une tombe emplie de poussière, un jeune homme qui contemple le ciel au milieu des décombres de Raqqa ; un vieil homme qui pousse une bicyclette usée à travers les décombres d’une maison ; des pièces d’or comptées avant de rouler dans l’éternité ; un forgeron qui travaille avec lassitude à sa tâche ; un homme qui se fraie un chemin au milieu de feuilles mortes desséchées ; un père qui regarde son nouveau-né. Défilent des images d’enfants innocents, de sourires et de fleurs, d’or et d’arbres. On voit des rues normales, puis totalement démolies.
Cette vidéo de Raqqa pourrait être une illustration des effets la campagne aérienne de la Coalition contre l’EI. Mais le commentateur évoque tout à fait autre chose. Il assure que ceux qui ont choisi de suivre le chemin sur la voie d’Allah ont fait un meilleur choix que celui des choses de ce monde, al-Dunya. On entend ensuite la voix d’un défunt, puis celle d’’Abou Mousab Al-Zarqawi, en même temps qu’on voit un combattant de l’EI sur une berme de sable, abattu et qui s’effondre lentement. Al-Zarqawi observe qu’il n’y a dans la vie, en fin de compte, rien d’autre pour le musulman que le djihad et le culte du Tout-Puissant. Concentrez-vous, non sur ce monde éphémère, mais sur la vie éternelle, al-Akhira, est son message.
La vidéo présente ensuite des scènes de batailles, d’escarmouches mineures dans des champs d’oliviers et des maisons en parpaings inachevées dans la banlieue de Raqqa, filmées comme s’il s’agissait de l’invasion de la Normandie. Le message ne concerne pas seulement Raqqa, mais plus largement, le fait que la patience et l’obstination, tôt ou tard, conduiront à la victoire ultime (…).
Alors que l’Etat islamique est sur le déclin dans son bastion syro-irakien, il laisse derrière lui un volume important de contenus « culturels ». Le 11 juin 2017, le média pro-EI Al-Yaqeen présentait une infographie révélant le chiffre de 41 230 éléments médiatiques produits par l’EI au cours des trois dernières années. Parmi ceux-ci figurent 2 880 vidéos. Ce chiffre n’inclut pas les posts non officiels des partisans de l’EI et les contenus d’endoctrinement produits par des groupes djihadistes rivaux. Les traces de l’EI, une fois qu’il sera “parti” de Raqqa et de Mossoul, demeureront et continueront d’exercer une influence dans les années à venir.
Le grand penseur américain catholique conservateur Russell Kirk a écrit : “Tous les grands systèmes éthiques ou politiques parviennent à exercer leur ascendant sur l’esprit des hommes en interpellant leur imagination, et lorsqu’ils cessent de faire vibrer les cordes de l’émerveillement, du mystère et de l’espoir, ils perdent leur pouvoir, et les hommes se tournent ailleurs pour trouver un ensemble de principes qui puisse les guider. Nous vivons de mythes. Un ‘mythe’ n’est pas un mensonge ; au contraire, les grands mythes anciens recèlent une vérité profonde”.[iv]
De manière évidente, l’EI n’est pas un “grand système éthique ou politique”, mais il s’en est assurément approprié un, celui de l’histoire et de la pratique islamiques, dont il a choisi différents aspects pour obtenir un effet maximal ; ces derniers lui confèreront de la profondeur et cet appel à l’imagination que la violence, le spectaculaire et les appels superficiels à l’action lancés par des jeunes sans consistance ne peuvent seuls satisfaire. Il est trop facile de ne voir dans le djihadisme salafiste que des massacres et de l’intolérance. Il est plus que cela.
C’est ainsi que la marque EI a, d’une certaine manière, triomphé en gagnant en maturité. Aujourd’hui, ce n’est pas la dernière vidéo ou le dernier acte, pour autant qu’on puisse en juger, qui radicalise les adeptes de l’EI, mais l’image générale générée par l’EI, qui est elle-même le produit d’un conglomérat d’actions et de déclarations, et des dizaines de milliers de vidéos, de photos, d’articles et de commentaires (y compris ceux qui contrent l’EI). L’EI lui-même fait partie d’une marque plus large encore – souvent férocement conflictuelle et contradictoire – d’actions et de pensées islamistes et djihadistes, qui détient un réel pouvoir en ce qu’elle est enracinée dans le numineux et attachée au langage et à l’aura de la révolution politique. (…)
Lire l’analyse intégrale en anglais ici.