Le 2 février 2018, le Département de la Défense américain a publié son Nuclear Posture Review [Examen du dispositif nucléaire]. Selon la nouvelle doctrine nucléaire américaine, si la Russie a initialement suivi « le modèle de l’Amérique en effectuant de fortes réductions similaires dans ses forces nucléaires stratégiques », elle a conservé d’importantes quantités d’armes nucléaires non stratégiques. « Aujourd’hui, la Russie modernise ces armes ainsi que ses autres systèmes stratégiques. Plus troublant encore est l’adoption par la Russie de stratégies et de capacités militaires dont le succès repose sur une escalade nucléaire. Ces développements, associés à l’invasion par la Russie de la Crimée et aux menaces nucléaires contre nos alliés, marquent le retour décidé par Moscou à la compétition entre les Grandes Puissances », rapporte l’Examen du dispositif nucléaire.[1]
Dmitry Suslov, observateur chevronné des Etats-Unis et directeur de programme du Club de discussion Valdai, a souligné dans son évaluation de cet Examen qu’un aspect troublant de la nouvelle doctrine nucléaire américaine est « l’érosion considérable des conditions de recours au nucléaire ». Suslov affirme : « Selon le document actuel, les Etats-Unis permettent de recourir aux armes nucléaires en réaction à une attaque non nucléaire, non seulement contre les Etats-Unis eux-mêmes et leurs alliés, mais aussi contre leurs ‘partenaires’, catégorie pouvant inclure tous ceux qui ne font pas partie des adversaires déclarés des Etats-Unis (aujourd’hui, ces derniers incluent la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord) ou des pays hostiles (la Syrie, le Venezuela, etc.). Officiellement, les ‘partenaires stratégiques’ des Etats-Unis sont l’Ukraine et la Géorgie, pour ne nommer que ces deux [pays]. Cela signifie-t-il que Washington envisagera sérieusement d’utiliser des armes nucléaires si sa sécurité est menacée ? »
Comme de nombreux experts russes, Suslov considère que la situation actuelle est pire que celle de la Guerre froide et appelle les communautés d’experts, tant aux Etats-Unis qu’en Russie, à partager leurs préoccupations avec les décisionnaires politiques.
Extraits de l’article de Suslov, intitulé “Militariser la confrontation : les risques du nouvel Examen du dispositif nucléaire”, publié dans le Club de discussion Valdai :
« La situation stratégique générale est bien plus complexe et à facettes multiples que celle de la Guerre froide »
Au cours des quatre dernières années, l’affrontement entre la Russie et les Etats-Unis était dans une large mesure confiné aux domaines politique, informationnel et des [sanctions] économiques et restait minime au niveau militaire. Les establishments militaires en Russie et en Amérique et leurs partisans au sein des élites politiques respectives se considéraient comme des adversaires potentiels avant même l’affrontement actuel. La doctrine militaire de 2010 de Moscou (incidemment, approuvée au plus fort de la « remise à zéro » des relations russo-américaines) considérait la mondialisation et l’expansion de l’OTAN comme la principale menace militaire. La nature de l’orientation officielle de l’OTAN en 2014 en faveur de l’indépendance militaire et politique de la Russie était jusqu’à récemment essentiellement déclarative et politique. Dans le domaine militaire, elle était plutôt modeste, l’ampleur réelle de l’expansion des infrastructures de l’OTAN dans les régions de la mer Baltique et de la Mer noire n’étant pas considérable. Au Moyen-Orient également, les Etats-Unis se sont abstenus de créer des obstacles militaires à l’opération russe en Syrie, risquant de déclencher un affrontement direct entre les deux puissances.
Toutefois, cette situation pourrait bientôt radicalement changer. Le 2 février 2018, Washington a présenté sa nouvelle doctrine nucléaire (le Nuclear Posture Review), marquant un changement qualitatif de la politique nucléaire américaine. Au vu de la nature extrêmement malsaine de l’affrontement actuel entre la Russie et les Etats-Unis, et surtout de l’incapacité de l’administration Trump à maintenir un dialogue normal avec Moscou, ou à parvenir à une entente sur les problèmes de sécurité internationale cruciaux, tels que la cybercriminalité et le contrôle des armes nucléaires- incapacité découlant de la situation politique interne aux Etats-Unis – la nouvelle direction prise par l’Amérique pourrait mener à une nouvelle course à l’armement nucléaire (et à la disparition de ce qui reste de l’ancien système de maîtrise des armements) et à une crise militaire dramatique, y compris un affrontement militaire direct entre les Etats-Unis et la Russie, ou même une escalade militaire nucléaire similaire à la crise des missiles de Cuba en 1962 ou en 1983. Aujourd’hui, toutefois, la situation stratégique mondiale est bien plus complexe et à multiples facettes que celle de la Guerre froide. En conséquence, le potentiel de déstabilisation de telles crises est bien plus important.
Le principal changement dans la doctrine nucléaire américaine est que l’administration Trump, sur la base des nouvelles réalités de l’affrontement entre grandes puissances avec la Russie et la Chine sur le plan qualitatif, comparativement à la période qui a suivi la Guerre froide, a décidé de conférer un plus grand rôle aux armes nucléaires et de les promouvoir dans sa stratégie de défense, tandis que les administrations Obama et Bush avaient au contraire cherché à les minimiser. En conséquence, les réductions [des forces] nucléaires sont ajournées « en attendant des jours meilleurs », tandis que l’Amérique met le cap sur une modernisation qualitative et le perfectionnement de son arsenal nucléaire, y compris en développant de nouvelles munitions et en remettant en vigueur des types de charges nucléaires et de véhicules de transport mis au rebut, ainsi que sur des dépenses budgétaires plus élevées pour l’armement nucléaire.
D’une part, le refus des Etats-Unis de faire pression pour de nouvelles réductions des armes nucléaires et leur persévérance à parler de manière générale du besoin d’évoluer vers un « monde sans nucléaire », qui était caractéristique de l’administration Obama, consolide la stabilité stratégique et supprime l’un des principaux points de friction dans ses relations avec la Russie. Cette dernière a déclaré à plusieurs reprises depuis 2010 qu’elle n’acceptera pas de nouvelles réductions des armes nucléaires, y compris des types non stratégiques, dans un environnement stratégique changeant et que le nouveau Traité START serait probablement le dernier « grand traité » bilatéral sur la limitation et la réduction des arsenaux nucléaires entre la Russie et les Etats-Unis. En fait, au vu de la prolifération nucléaire et de la multipolarité nucléaire actuelle, des améliorations des systèmes antimissiles, des nouvelles fonctions stratégiques des armes conventionnelles (la capacité de réaliser une disarming strike [frappe de désarmement] contre la Russie ou les Etats-Unis), l’amélioration dynamique des armes nucléaires, et la conversion des cyber-technologies en armes de destruction massive, toute réduction supplémentaire des seuls arsenaux nucléaires russe et américain aurait un effet très déstabilisateur.
Lire le rapport dans son intégralité en anglais
Notes :
[1] Voir le Nuclear Posture Review.
[2] Valdaiclub.com, 9 février 2018.