En janvier 2017, le magazine russe Mezhdunarodnaya Zhizn, officiellement associé au ministère russe des Affaires étrangères, comportait un article intitulé “La politique étrangère post-soviétique : à la recherche d’une identité”, rédigé par le diplomate vétéran et sénateur russe Vladimir Lukin.[1] Commentant l’article de Lukin, Ivan Timofeev, directeur des programmes du think tank russe RIAC, écrit : “La publication a fait sensation, parce que personne en dehors de la communauté universitaire n’a abordé le sujet de l’identité de la politique étrangère de la Russie de manière sérieuse au cours des dernières années, malgré les changements tectoniques qui se sont produits dans la politique étrangère. Cela peut être attribué au fait que le discours professionnel sur les questions d’identité nécessite profondeur scientifique, style philosophique et expérience politique considérable, ce qu’il est rare de pouvoir réunir. Aujourd’hui, cependant, ces questions sont abordées beaucoup moins fréquemment que dans les années 1990 et 2000. Beaucoup en Russie et ailleurs pensent que la Russie a finalement trouvé un équilibre et a fait son choix, en quelque sorte par défaut. Cela signifie que le problème d’identité est pour ainsi dire résolu. Mais Vladimir Lukin dresse un portrait totalement différent de la situation et les points qu’il soulève nécessitent des explications supplémentaires”.[2]
Selon Lukin, en l’absence d’un fondement doté de sens à une identité étatique russe moderne, il est difficile d’imaginer “une politique étrangère stratégique cohérente à long-terme”. Lukin écrit que le président de la Russie Vladimir Poutine a déclaré que le patriotisme était la grande idée nationale en Russie. Toutefois, le sénateur russe souligne que le « patriotisme » ne relève pas du sens ou des concepts, mais plutôt des valeurs. Lukin ajoute : “L’identité et ‘l’idée nationale’ ne sont pas la même chose”. Il précise : “L’identité est la fixation de l’appartenance à un tout, culturellement et historiquement intégré, à une unité de temps et d’espace, à la conscience individuelle et l’inconscient collectif, qui crée de manière presque instinctive (en dehors des frontières de cette unité) la situation de ‘nous et eux’. Il est très important de souligner que cette dichotomie n’implique pas d’opposition mais une différence (avec un grand nombre de caractéristiques et de paramètres commun)… L’identité de tout pays est le fondement sur lequel toute stratégie nationale plus ou moins significative peut se consolider et être formulée. Et sans une telle stratégie, toutes les manoeuvres de politique étrangère opérationnelle sont tactiquement inefficaces et, pour la majeure partie, stratégiquement futiles”.
Lukin explique qu’au cours des dernières décennies, on a assisté à des tentatives renforcées pour définir le visage d’une nouvelle Russie comme “continuatrice directe, successeur et héritière de l’URSS”. Toutefois, selon lui, l’élite russe peut bien souhaiter revenir à l’époque soviétique ; elle ne dispose pas des ressources le lui permettant. En outre, les dirigeants des voisins de la Russie, qui possèdent des ressources importantes, “n’en ont clairement pas le désir”.
D’un autre côté, Lukin souligne le fait que les “actions modestes” de la Russie pour préciser son image soviétique “ont engendré des réactions considérables à l’étranger”. Lukin écrit : “Ces réactions ont été négatives à de si nombreux égards que le débat a surgi dans le monde entier (y compris chez nous) quant à la probabilité d’un renouveau de la deuxième étape de la guerre froide, qui semblait s’être achevée dans les années 1980-1990. Le paradoxe de cette situation repose sur le fait que, si la première guerre froide était une confrontation entre deux puissances réelles qui avaient tous les paramètres de la puissance (militaire et économique, idéologique et fondée sur les valeurs), à présent la situation a radicalement changé. Avec l’évolution actuelle de l’identité, une situation vraiment kafkaïenne est apparue : une bipolarité virtuelle, en l’absence de contexte bipolaire. Le fait qu’1,5 % du PIB mondial soit détenu par la Russie est perçu par les protagonistes d’une nouvelle crise de bipolarité comme un fondement suffisant à une confrontation globale avec un opposant qui détient plus de 40 % du PIB (PIB cumulé des Etats-Unis et de l’UE)”.
Lukin considère que la Russie ne doit pas regarder en arrière, vers le 20e siècle, pour trouver son identité, mais plutôt se focaliser sur la place de la Russie dans le monde du troisième millénaire. Lukin ne précise pas quelle forme la nouvelle identité russe devrait prendre, mais souligne que la recherche de cette identité nationale sera “complexe et prendra du temps”, en particulier du fait que la Russie “est freinée par l’égotisme naturel d’une partie considérable de nos nouvelles élites nationales”. Il ajoute : “Comme une écrevisse, ils [les membres de l’élite russe] marchent à reculons vers un passé soi-disant lumineux, en pensant plus ou moins sincèrement qu’ils regardent l’avenir. Elle est freinée par les stéréotypes hérités de la mentalité soviétique de méfiance excessive envers tout ce qui ne fait pas partie de nous et le sentiment subconscient simultané que nous sommes à la traîne derrière tout ce qui n’est pas de notre espèce au niveau le plus fondamental. La culture dangereuse de l’antipathie envers ‘l’étranger’ entrave notre progression vers une autodétermination constructive, une adaptation pacifique et confiante au monde moderne”.
De fait, aux yeux de Lukin, l’identité nationale russe ne doit pas se définir par la confrontation ni représenter un défi à l’environnement extérieur de la Russie. “C’est un défi pour nous”, écrit Lukin, ajoutant que le “patriotisme” mentionné par Poutine résume l’idée que nous devons réagir de manière décente à ce défi”.
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