Dans un contexte de tensions accrues entre l’Iran d’une part, les Etats-Unis et les pays du Golfe de l’autre, et des récents développements et incidents dans la région du Golfe – notamment l’attaque le 13 mai 2019 contre des pétroliers à Fujairah et celle du 14 mai contre les installations pétrolières saoudiennes par les houthistes, alliés chiites de l’Iran au Yémen, la concentration de forces américaines dans la région et les propos faisant état d’une possible confrontation militaire – l’Egypte se retrouve prise entre le marteau et l’enclume.
D’un côté, l’Egypte a exprimé son soutien à ses alliés, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, face à ces attaques. Ainsi, lors d’une rencontre avec le prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed bin Zayed Al-Nahyan, le président égyptien Abd Al-Fattah Al-Sissi a souligné que « la sécurité du Golfe arabe est un élément intrinsèque à la sécurité nationale de l’Egypte ».[1] De même, lors d’une rencontre avec l’ambassadeur saoudien au Caire, Osama bin Ahmad Al-Nugali, Al-Sissi a exprimé la solidarité de son pays avec l’Arabie saoudite, et la nécessité d’améliorer la coordination avec elle, « afin de répondre à toutes les menaces pour la sécurité nationale des Arabes et pour la stabilité régionale ».[2]
S’exprimant lors d’un sommet d’urgence convoqué par la Ligue arabe le 31 mai en Arabie saoudite, le président égyptien a qualifié les attaques en Arabie saoudite et aux EAU d’« actes flagrants de terrorisme », et appelé la communauté internationale à dissuader et à punir leurs auteurs, mais s’est abstenu de dénoncer explicitement l’Iran.[3]
De même, l’éditorial paru le 20 mai 2019 dans le quotidien gouvernemental Al-Ahram a souligné la nécessité d’une « position unie des Arabes et du Golfe » et salué l’initiative saoudienne visant à convoquer des sommets d’urgence des pays arabes et du Golfe.[4] Dans le même temps, l’Egypte semble être embarrassée par les menaces contre l’Iran et par la possibilité d’une confrontation militaire avec ce dernier.[5]
Cette estimation est conforme au rapport publié par l’agence Reuters, le 11 avril 2019, selon lequel l’Egypte s’est retirée de l’Alliance stratégique du Moyen-Orient (également désignée comme « l’OTAN arabe »), dont le but est de faire bloc face à l’influence croissante de l’Iran dans la région, par crainte d’exacerber les tensions avec l’Iran. Alors que les officiels égyptiens se sont abstenus de commenter cette information, des journalistes proches du régime l’ont confirmée et des articles de presse ont même salué cette initiative.[6]
Les réserves de l’Egypte quant à l’éventualité d’une confrontation militaire avec l’Iran se reflètent également dans des récents articles de presse, qui ont averti que l’incitation des Etats-Unis contre l’Iran pourrait conduire à une guerre régionale, voire même mondiale, dont les victimes seraient les Arabes et les musulmans. Morsi Attalah, membre du comité de rédaction du quotidien gouvernemental Al-Ahram, a affirmé dans un article que « depuis l’entrée en fonction de Khomeiny, l’Iran est gouverné par un régime pragmatique qui n’a en réalité aucun lien avec le discours idéologique radical », et que les Arabes ne devraient pas se laisser entraîner dans une confrontation avec l’Iran pour se servir les intérêts américains.
D’autres articles, dont certains publiés dans des journaux soutenant le régime, ont fustigé les Etats-Unis et Israël, laissant entendre que ce sont eux, et non l’Iran, qui pourraient être derrière les attaques contre les pétroliers et les installations dans la région du Golfe. L’un des articles dit que l’Iran n’a aucun intérêt à mener de telles attaques, suggérant que les Etats-Unis avaient « mis en scène un film de guerre » pour détourner l’attention du monde, jusqu’à mettre en œuvre leur initiative pour le Moyen-Orient, nommée « Accord du siècle ». Un autre article a accusé Israël et les Etats-Unis d’avoir mis en scène les attaques pour déclencher une guerre contre l’Iran, et selon un troisième, ces pays ont toujours cherché à attiser l’hostilité entre les sunnites et les chiites. Extraits :
Un membre du conseil de rédaction d’Al-Ahram : Le régime iranien est pragmatique – Les Arabes ne doivent pas se laisser entraîner dans une confrontation avec lui
Dans un article paru le 28 mai, Morsi Atallah, membre du conseil de rédaction d’Al-Ahram, a écrit que les Etats-Unis ne souhaitent pas envoyer leurs troupes combattre en Iran, mais préfèrent entraîner les pays arabes dans un tel conflit, comme ils l’ont fait selon lui lors de la guerre Iran-Irak dans les années 1980. Il a conseillé aux pays arabes, et notamment aux pays du Golfe, de résister, ajoutant que le régime iranien, malgré sa rhétorique extrémiste, est fondamentalement pragmatique :
Si les Etats-Unis ont réellement l’intention d’isoler l’Iran et d’inciter la communauté internationale contre lui, par des moyens diplomatiques, économiques et militaires, alors la question est la suivante : pourquoi Washington a-t-il baissé le ton vis-à-vis de Téhéran ces derniers jours et ouvert un canal de communication direct par le biais de médiateurs irakiens, alors que les voisins [de l’Iran] dans le Golfe poursuivent leurs efforts de mobilisation en préparation d’une possible confrontation directe avec [l’Iran] ? Je crains que les Etats-Unis ne soient le dernier pays au monde réellement désireux de mener une guerre contre l’Iran et que, tout comme ils ont entraîné Saddam Hussein dans une guerre de huit ans contre [ce pays], ils essaient [aujourd’hui] de rejouer le même jeu en attirant les pays arabes, et notamment les pays du Golfe, dans un scénario similaire. Cela servira les objectifs actuels de l’Amérique, qui sont [les suivants] : forcer l’Iran à cesser de parrainer le Hezbollah au Liban, éloigner l’Iran et ses mandataires régionaux de la cause palestinienne et élaborer une nouvelle carte énergétique au Moyen-Orient en construisant un réseau de pipelines à l’abri de toute attaque terroriste.
A la différence du monde arabe, qui est politiquement naïf, l’Iran et Washington se ressemblent dans leur capacité à porter des masques politiques et à lâcher des bombes médiatiques qui dissimulent l’essence [des choses] et cachent leurs mauvaises intentions au regard des autres. Je pense qu’il est temps que le monde arabe se débarrasse de sa naïveté politique et reconnaisse la réalité, à savoir que depuis l’entrée en fonctions de Khomeiny, l’Iran est gouverné par un régime pragmatique qui n’a en fait aucun lien avec le discours idéologique radical…
Les Etats-Unis ne sont pas intéressés à [mener] une guerre contre l’Iran, mais ne sont pas opposés à une guerre par procuration que les Arabes mèneraient pour leur compte, car les Américains comprennent l’importance de la position géostratégique sensible de l’Iran, entre le Moyen-Orient et l’Asie centrale. Je pense que nous ne répéterons pas l’erreur de la guerre de huit ans menée par Saddam Hussein, dans sa naïveté politique, [guerre] dont nous payons le prix jusqu’à ce jour.[7]
Lire la suite du rapport en anglais
Notes :
[1] Al-Ahram (Egypte), 16 mai 2019.
[2] Al-Ahram (Egypte), 19 mai 2019.
[3] Gate.ahram.org.eg, 31 mai 2019.
[4] Al-Ahram (Egypte), 20 mai 2019.
[5] Le 18 mai 2019, le quotidien qatari basé à Londres Al-Arabi Al-Jadid, connu pour ses positions anti-égyptiennes, a cité une source proche de la présidence égyptienne, affirmant que l’Egypte aurait rejeté à ce jour une offre saoudienne et émiratie d’aide économique, en échange d’un soutien égyptien dans la campagne contre l’Iran et de l’envoi de troupes égyptiennes dans le Golfe.
[6] Voir MEMRI Special Dispatch No. 8018, Articles In Egyptian Media Respond To Egypt’s Reported Withdrawal From ‘Arab NATO’: Al-Sisi Thwarted A Plan By ‘The Satan And Gang Leader Of The World’ To Embroil The Arab World And Egypt In A Confrontation With Iran, April 28, 2019.
[7] Al-Ahram (Egypte), 28 mai 2019.