Dr Rita Faraj, sociologue et auteure libanaise, a été interviewée sur la chaîne télévisée Sky News Arabia d’Abou Dhabi. Faraj a critiqué les groupes islamistes extrémistes dont le discours religieux appelle à la violence et au martyre contre « l’autre ». Selon elle, ces groupes prolifèrent sur le terreau fertile des crises, de la précarité et de l’ignorance culturelle, religieuse et historique. Faraj considère que l’extrémisme ne fait que se renforcer et connaîtra des formes encore plus dures à l’avenir. Selon elle, l’islam « se heurte avec violence à la modernité » et les gouvernements devraient entreprendre des réformes sérieuses et radicales. Elle a suggéré que les imams incorporent une part de rationalité au discours religieux et que les programmes éducatifs, notamment religieux, soient contrôlés, afin d’instaurer une culture religieuse tolérante et ouverte.
Dr Faraj a par ailleurs estimé que le hijab était instrumentalisé par des mouvements islamiques qui ne considèrent les femmes que comme des agents de la fitna [tentation] sans cervelle. Selon elle toutefois, le « hijab de l’esprit » est plus dangereux que le hijab en tissu. Et d’ajouter que le monde arabe subit une grave crise liée à sa perception de la sexualité et que des groupes extrémistes comme l’Etat islamique sollicitent les motivations sexuelles pour enrôler des jeunes.
Faraj est sociologue au centre d’études et de recherches Al-Mesbar de Dubaï et membre du comité de rédaction d’Al-Mesbar. Elle est titulaire d’un doctorat en études islamiques et d’une maîtrise en sociologie. L’interview a été diffusée le 21 septembre 2018. Extraits :
Journaliste : Lorsqu’un jeune homme vient d’où que ce soit dans le monde islamique et qu’il est incité ou encouragé à mener une opération suicide, qu’on appelle une opération « martyre », il a une motivation à caractère religieux. Il se suicide parce que c’est du « djihad », une guerre contre les ennemis de la nation islamique, et donc, s’il meurt, il ira au Paradis. N’est-ce pas un discours religieux ?
Dr Rita Faraj : Si. C’est un discours religieux, qui incite à la violence, au meurtre et au martyre, sous les étiquettes de l’idéologie et du takfir. Nous avons récemment assisté à un durcissement de ce phénomène, notamment suite à l’explosion de violence djihadiste en Syrie et en Irak, évidente avec l’Etat islamique. Mais nous devons comprendre – si nous voulons connaître les véritables dimensions du problème – qu’il existe également un important réservoir de violence dans lequel puisent ces groupes takfiris. Ces groupes adoptent un discours violent envers « l’autre », envers les musulmans eux-mêmes, envers quiconque est différent. Ce discours religieux se développe également sur fond de crises, de pauvreté, d’ignorance et d’illéttrisme culturel. J’aimerais établir une distinction entre l’incapacité à lire ou écrire et l’illéttrisme culturel. Aujourd’hui, nombreuses sont les personnes instruites ayant des certificats pour le prouver, qui sont culturellement illettrées car ignorantes de leur religion, de leur culture et de leur passé. […] Je crois que nous nous dirigeons vers un extrémisme encore plus violent et malfaisant.
Journaliste : Même après notre expérience amère de l’Etat islamique ?
Dr Rita Faraj : Oui. Nous avons connu des mouvements encore plus violents que l’EI.
Journaliste : Comment cela se fait-il, à votre avis ?
Dr Rita Faraj : Parce que nous y sommes réceptifs et que nous ne réglons pas les crises qui nous affectent, y compris les crises sociales, et parce que la construction de l’État suscite de vives craintes. La grande question à laquelle est confronté le monde arabe aujourd’hui, notamment après la guerre civile en Syrie et les guerres en Irak, est de savoir comment reconstruire le pays. […]
L’islam arabe fait partie des formes de l’islam confrontées aux crises les plus graves. Il s’enferme dans un cocon.
Journaliste : Cela a-t-il affecté les autres formes d’islam ?
Dr Rita Faraj : Peut-être en termes de violence. Oui. Mais de façon générale, l’islam se heurte avec violence à la modernité. C’est un peu comme s’il connaissait deux courants : l’un veut que l’islam retourne vers le passé et l’autre tente de faire progresser l’islam vers l’avenir et la modernité. Si nous n’opérons pas de véritable réforme de nos institutions religieuses et de nos programmes éducatifs, notamment de nos programmes religieux, qui nous placent face à une importante crise en termes de représentation de « l’autre »… [Sans cela,] nous ne pourrons mener de véritable réforme. À mon avis, la réalisation institutionnelle ou gouvernementale la plus élémentaire consiste à entreprendre une réforme sérieuse, réelle et radicale de l’enseignement religieux.
Journaliste : Comment allons-nous entamer cette réforme ?
Dr Rita Faraj : Tout d’abord, en filtrant notre héritage…
Journaliste : En relisant les livres de notre héritage…
Dr Rita Faraj : En éradiquant la violence, en injectant de la rationalité aux discours des imams, en surveillant les programmes et en instaurant une culture religieuse tolérante et ouverte au monde. […]
Certes, le [hijab] est un symbole culturel, religieux et social…
Journaliste : Mais je parle d’un autre hijab, du hijab politisé.
Dr Rita Faraj : C’est le genre de hijab préconisé par les mouvements islamiques. Pour eux, la femme n’est rien de plus que son corps ou qu’un agent de la fitna. Ils ne présentent jamais les femmes comme [des êtres] capables de réflexion propre. Nous avons le hijab en tissu, et nous avons le hijab de l’esprit, qui est le plus dangereux et auquel nous sommes exposés dans le monde arabe. […]
Journaliste : Il n’existe aucun fondement dans le Coran au concept des 70 vierges aux yeux noirs [du Paradis]…
Dr Rita Faraj : Exact. Ce ne sont que des résidus du passé, l’exploitation du texte religieux, ou de certaines interprétations juridiques, exploités à des fins politiques.
Journaliste : Pour attirer les jeunes vers les mouvements extrémistes…
Dr Rita Faraj : Effectivement. Nous subissons une importante crise liée à la culture de la sexualité dans le monde arabe, depuis la répression sexuelle à la façon dont les jeunes sont exploités…
Journaliste : Pensez-vous qu’il faut y voir une explication de l’attrait exercé par les groupes extrémistes ?
Dr Rita Faraj : Sans nul doute. Ils utilisent la motivation à caractère sexuel pour attirer les jeunes. Comme vous le savez, certaines des vidéos distribuées ces dernières années, notamment par l’EI… Nous n’aurions jamais pu imaginer que quelqu’un, même doté de capacités mentales limitées, puisse envisager de se tuer pour aller au Paradis et rencontrer des vierges aux yeux noirs.
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