Dans le contexte des récents efforts considérables menés par la police et l’armée égyptiennes pour éliminer le terrorisme dans le Sinaï,[1] l’adjoint du grand imam d’Al-Azhar, cheikh Abbas Shuman, a déclaré, dans une interview diffusée sur les ondes télévisées égyptiennes, que les opérations antiterroristes militaires et policières étaient légales et compatibles avec la loi islamique. Toutefois, il a refusé d’accuser les organisations terroristes d’hérésie, arguant qu’ « Al-Azhar ne peut accuser qui que ce soit d’hérésie ».
Les déclarations de Shuman expriment à nouveau la position prudente adoptée depuis des années par Al-Azhar, sur la question de la qualification des militants des organisations terroristes musulmanes d’hérétiques, notamment ceux de l’Etat islamique (EI) – alors même que ce dernier a mené de nombreuses attaques contre des musulmans et des non-musulmans en Egypte, dans le reste du monde arabe et en Occident. Certes, des officiels d’Al-Azhar ont fustigé ces organisations, qualifiant l’EI d’organisation terroriste qui s’écarte de l’islam, et ont lancé des campagnes d’information pour questionner sa légitimité. Néanmoins, ils se sont abstenus de déclarer que les militants de ces organisations terroristes étaient des hérétiques, alors même qu’ils ont été critiqués pour cela, y compris par le président égyptien Abd Al-Fatah Al-Sissi.[2]
Les officiels d’Al-Azhar justifient leur position en affirmant qu’un musulman reste un musulman tant qu’il n’a pas renoncé à la Shahada – à savoir, la déclaration qu’il n’y a pas de Dieu sinon Allah et que Mohammed est son prophète – que les actions des militants des organisations terroristes sont criminelles et qu’une guerre totale doit être menée contre eux, mais qu’ils ne doivent pas être décrétés hérétiques, car seul un juge de la charia peut prononcer une telle décision. Une explication supplémentaire qu’ils donnent est que le fait d’accuser des organisations terroristes d’hérésie pourrait ouvrir une boîte de Pandore et conduire à des guerres civiles au sein de l’islam. Selon un autre argument, si Al-Azhar décrète que l’EI et d’autres organisations terroristes sont des hérétiques, il n’y aura plus de différence entre Al-Azhar et ces organisations, qui n’hésitent pas à accuser d’hérésie d’autres musulmans.
Il est possible que l’abstention d’Al-Azhar de se prononcer sur cette question provienne également de sa crainte d’être entraînée dans un conflit direct avec les organisations terroristes, et de la crainte qu’une telle décision soit également utilisée contre les Frères musulmans.
Il convient d’observer qu’au sein de l’establishment religieux en Egypte, plusieurs cheikhs ont effectivement jugé que l’EI et d’autres organisations terroristes musulmanes étaient hérétiques, mais ceux-ci représentent une minorité restreinte et des cas exceptionnels.
Le présent rapport examine les déclarations d’officiels d’Al-Azhar sur le sujet, dont certaines ont été précédemment traduites et publiées par MEMRI.
L’adjoint au grand imam d’Al-Azhar : Al-Azhar ne peut accuser d’hérésie les organisations terroristes
Comme indiqué, dans le contexte de la campagne militaire accrue contre les organisations terroristes dans le Sinaï, et en premier lieu contre l’EI, l’adjoint au grand imam d’Al-Azhar, cheikh Abbas Shuman, a refusé d’accuser les organisations terroristes d’hérésie. Dans une interview donnée le 19 février 2018 à la chaîne télévisée LTC, il a déclaré qu’ « Al-Azhar ne peut accuser personne d’hérésie », et qu’une « description plus appropriée des terroristes est qu’ils combattent Allah et Son Messager, qu’ils corrompent la terre, et que leur châtiment selon l’islam est la mort, la crucifixion et l’amputation des mains et des pieds ». Shuman a ajouté que les organisations terroristes utilisent la loi islamique pour couvrir leurs crimes.[3]
Al-Azhar n’a aucune autorité en matière d’accusations d’hérésie
Plus tôt, dans une interview à la télévision égyptienne le 3 janvier 2018, Shuman avait déclaré à ce sujet : « Les cheikhs ne peuvent accuser personne d’hérésie, ni contrôler la foi d’aucun homme. » Il a poursuivi : « Al-Azhar n’a aucune [autorité] en matière d’accusations d’hérésie ; cette [autorité] appartient au système judiciaire après enquête [sur les militants des organisations terroristes]… » Il a ajouté que « les [militants] terroristes ne cesseront pas leurs crimes si Al-Azhar les accuse d’hérésie, car ils accusent eux-mêmes Al-Azhar d’hérésie, de sorte que l’accusation d’hérésie de la part [d’Al-Azhar] serait… un cadeau pour eux ». Il a également soutenu que le fait d’accuser les terroristes d’hérésie compliquerait les choses, car un « terroriste accusé d’hérésie à son jugement pourrait mentir [au cours de l’enquête afin d’échapper à sa punition] et dire qu’il a renoncé à l’islam… Dans une telle situation, il ne serait plus possible de régler des comptes avec lui, car le fait de renoncer à l’islam éradique tout ce qui a précédé. » Et d’ajouter : « Le grand imam d’Al-Azhar Dr Ahmad Al-Tayeb a souligné que le fait de tuer les terroristes était une obligation religieuse, cela sans toutefois les accuser d’hérésie, car ils n’ont pas de religion et utilisent la religion uniquement pour convaincre les jeunes gens [d’adhérer à] leurs idées. » [4]
Accuser les terroristes d’hérésie leur permettra de se repentir et d’échapper au châtiment et ouvre la porte aux argumentations
Dans un article paru le 17 janvier 2017 dans le quotidien gouvernemental Al-Yawm Al-Saba, Shuman expose les raisons pour lesquelles Al-Azhar n’accuse pas les terroristes d’hérésie, arguant que cela ne mettrait pas fin à leur terrorisme. Les cheikhs d’Al-Azhar, dirigés par le grand imam d’Al-Azhar, ont souligné selon [Shuman] dans d’autres circonstances qu’il était très grave d’accuser quelqu’un d’hérésie, et qu’il existait des règles scientifiques empêchant Al-Azhar d’émettre de telles décisions accusant d’hérésie des individus ou organisations sans vérifier que les conditions pour ce faire étaient réunies. Il a ajouté : « Supposons qu’ils [à savoir les militants terroristes] soient des musulmans. Juger que ce sont des hérétiques signifie qu’ils sont des murtaddoun [à savoir qu’ils ont abandonné l’islam] et que par conséquent… leurs cadavres ne peuvent être lavés ou enveloppés dans un linceul ni enterrés dans des tombes musulmanes, et qu’aucune succession ne peut avoir lieu entre eux et leurs proches – sans parler du fait [qu’il s’agit de l’une] des décisions sur lesquelles certains cheikhs sont d’accord et d’autres non. Cela ouvre la porte à des discussions futiles concernant l’hérésie et sa définition, et cela ne fera qu’ajouter des problèmes inutiles à la nation [musulmane]… »
« [De même], ouvrir la porte à la possibilité d’accusations d’hérésie provoquera ceux qui aiment les accusations d’hérésie et aiguisera leur appétit pour lancer de telles accusations contre [tous] ceux qui ont une foi ou une appartenance religieuse différente, voire même une tendance politique ou idéologique [différente]. A ce stade, Al-Azhar se transformera, d’un institut de sciences [religieuses] qui fonctionne de manière ordonnée et disciplinée en un élément qui émet des accusations d’hérésie à la demande. A ce moment précis, elle deviendra bien pire que les organisations terroristes qui accusent la société tout entière d’hérésie, y compris Al-Azhar et ses cheikhs. »
« Ne donnez pas aux terroristes la possibilité d’échapper à la punition en les accusant d’hérésie ; laissez-les dans le cercle des corrompus sur terre, qui combattent Allah et Son Messager sans examiner leur propre foi, afin que leur châtiment reste le plus grave de tous dans la loi islamique et qu’il soit contraignant, même s’ils annoncent leur repentir. Cela car le repentir du corrompu sur la terre est accepté seulement lorsqu’il intervient avant qu’ils ne soient appréhendés. Mais une fois tombés aux mains des forces de sécurité, leur repentir est sans valeur. Allah a dit : ‘De fait, la récompense de ceux qui font la guerre contre Allah et Son messager, et qui s’efforcent de semer la corruption sur la terre, c’est qu’ils soient tués, ou crucifiés, ou que soient coupées leur main et leur jambe opposées, ou qu’ils soient expulsés du pays. Ce sera pour eux l’ignominie ici-bas; et dans l’au-delà, il y aura pour eux un énorme châtiment, excepté ceux qui se sont repentis avant de tomber en votre pouvoir. Sachez qu’alors, Allah est Pardonneur et Miséricordieux.’ [Coran 5:33-34]… »[5]
Comme indiqué, des représentants d’A-Azhar avaient précédemment abordé ce sujet. Ainsi, en novembre 2017, suite à l’attaque contre la mosquée soufie d’Al-Rawdah au nord du Sinaï, qui a fait plus de 300 morts, Shuman avait vivement critiqué les terroristes, tout en soulignant le fait qu’Al-Azhar ne pouvait pas les accuser d’hérésie. Dans une interview accordée à la radio égyptienne, il avait déclaré que les terroristes « avaient mis au jour leur disgrâce de leurs propres mains lorsqu’ils ont attaqué la mosquée Al-Rawdah ». Et de poursuivre : « C’est la meilleure preuve que ce ne sont pas des musulmans. Il n’est possible de mentionner leur affiliation à aucune religion… Ils ont été recrutés pour détruire l’Egypte. » Dans le même temps, il avait déclaré qu’ « Al-Azhar ne peut accuser les auteurs de l’attaque contre la mosquée d’Al-Rawdeh d’hérésie. Al-Azhar n’émet aucune décision [juridique] car cela ouvrirait des portes qui ne peuvent être refermées ». [6]
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