Le 17 octobre 2017, le magazine russe RBC a publié une enquête sur les tentatives de « l’usine à trolls » de Saint-Pétersbourg d’influer sur le résultat de l’élection présidentielle aux Etats-Unis. [1] Les sources de RBC proches de la direction de « l’usine à trolls » ont insisté sur le fait « qu’il n’y a pas eu de coopération directe avec les membres de l’administration présidentielle [russe] ».

En outre, une source de RBC proche de la direction de « l’usine à trolls » a affirmé : « Pouvons-nous influer sur l’élection ? Bien sûr que non ! Pouvons-nous gagner les Etats pivots à la cause de Trump ? Peut-être, mais nous avons été nous-mêmes surpris par les résultats. Pourquoi faisons-nous tout cela ? Par pur plaisir. » Dans tous les cas, la révélation de l’existence de l’usine à trolls est une nouvelle étape par rapport aux dénégations totales habituelles de toute intervention. Elle mentionne des budgets et des liens avec des figures du monde des affaires. Si les liens avec la campagne étaient pure coïncidence, il y a bien eu une tentative de pêcher dans les eaux troubles du clivage racial aux Etats-Unis. Extraits :[2]

La communauté BlackMattersUS a ses racines au 55 rue Savushkina, St. Pétersbourg, Russie

Octobre 2016, dans la ville de Charlotte, en Caroline du Nord. Par un dimanche ensoleillé, plusieurs dizaines de personnes se sont rendues dans un parc du centre ville. Pourtant, [elles ne sont pas venues] se promener, mais participer à un rassemblement de la population afro-américaine contre la « violence policière ». Les manifestants ont scandé des slogans près d’une fontaine dans le parc, et ont marché pacifiquement en direction du poste de police local. Arrivés devant l’entrée, ils ont crié à plusieurs reprises « Black Lives Matter! » (Les vies des Noirs comptent !) – slogan populaire et nom d’une organisation qui défend les droits des Noirs aux Etats-Unis.

L’événement à Charlotte a été annoncé sur Facebook sous le nom de la communauté BlackMattersUS, qui n’a rien à voir avec l’organisation Black Lives Matters. Les liens de cette organisation s’étendent en fait bien au-delà des frontières des Etats-Unis – jusqu’au 55, rue Savushkina, à Saint-Pétersbourg, en Russie.

(Source : Blackmattersus.com)
Charlotte, Caroline du Nord, 22 octobre 2016. (Source : Blackmattersus.com)

A la mi-2015, l’ « usine à trolls » s’était élargie à 800-900 personnes

Cette adresse du quartier de Primorsky de la ville est devenue un nom connu de tous. Il y a environ trois ans, quelques centaines de personnes se sont installées dans l’immeuble de quatre étages, rue Savushkina. Leur principale tâche était la propagande au service des valeurs patriotiques. Le travail dans cette « usine à trolls » (ci-après, « l’usine »), selon certaines informations créées et sponsorisées par l’homme d’affaires de Saint-Pétersbourg Yevgeny Prigozhin, consistait à rédiger des commentaires interrompus sous de faux noms sur les blogs et réseaux sociaux du Net en russe – pour défendre les autorités au pouvoir tout en critiquant les opposants, ou pour soutenir des événements publics politiquement acceptables.

Très vite, « l’usine » a commencé à s’écarter de ses méthodes de travail primitives initiales. Dans le même temps environ, les premiers portails sont apparus, pour devenir ensuite le noyau de la branche médiatique de l’organisation – l’ « usine médiatique », entreprise totalement patriotique, au sujet de laquelle le magazine RBC a consacré un article en mars 2017 et dont le lectorat compte actuellement plus de 50 millions de personnes par mois. Suite à la publication d’un article sur « l’usine médiatique », principal média de l’entreprise , l’Agence de presse fédérale (FAN) a déposé le nom de portail Fabricmedia.ru, comme il ressort des données du service Whois.

A la mi-2015, « l’usine » comptait entre 800 et 900 employés, et l’arsenal des outils utilisés s’était élargi : vidéos, infographies, mèmes, informations, reportages, interviews, matériaux analytiques, et ses propres communautés Internet. Et dès janvier 2017, le Centre de Recherche d’Internet [IRA], l’une des premières entités légales supposées de « l’usine à trolls » (qui a cessé son activité en 2015 et a été retirée du registre fin 2016) a été mentionné, aux côtés de la chaîne télévisée RT, dans un rapport des services spéciaux américains sur l’intervention de la Russie dans l’élection présidentielle américaine. Peu de temps après l’élection de Donald Trump, plusieurs commissions ont été créées au Congrès [sic, probablement à la Chambre des Représentants] et au Sénat, qui mènent des enquêtes sur cet incident.

Les sociétés américaines Facebook, Twitter, Google coopèrent avec les autorités, en cherchant les traces des trolls sur leurs plateformes. Les médias occidentaux — le Wall Street Journal, le New York Times, CNN, le Daily Beast et d’autres — publient presque chaque jour de nouveaux faits sur une possible ingérence russe dans la campagne présidentielle : ils trouvent de nouvelles communautés qui auraient travaillé avant et pendant l’élection, des annonces et des événements qui leur sont liés. Même de simples illustrations et vidéos spécifiques, liées aux communautés bloquées, peuvent devenir la base d’un article.

Le magazine RBC a mené sa propre enquête : nous avons réussi à trouver et à confirmer l’implication d’employés de l’immeuble de la rue Savushkina dans au moins 120 communautés et comptes liés à un sujet spécifique, analysé leur contenu et calculé les dépenses totales liées à cette campagne. L’étendue du travail mené par l’usine à trolls à l’étranger est-elle proportionnelle à l’émotion que cette histoire a suscitée aux Etats-Unis ?

Lorsque Facebook bloque des comptes de trolls, le département informatique de l’IRA achète des serveurs proxys… et le travail reprend

[C’est] le printemps 2015 ; quelques personnes sont réunies autour de l’écran. Sur l’écran de l’ordinateur, on voit une image plutôt banale : des gens arrivent sur une place de New York, regardent autour d’eux, consultent leur téléphone, regardent de nouveau autour d’eux et s’en vont au bout d’un moment.

Quelques jours auparavant, un événement a été promu sur Facebook, destiné aux habitants de New York. Le but était d’obtenir un hot-dog gratuit – il suffisait de se rendre à un endroit désigné à une heure fixée à l’avance. Ceux qui ne sont pas venus n’ont pas reçu de hot-dog. Mais les autres se sont amusés à leurs frais : à l’aide de webcams disposées dans les rues, les gens de Saint-Pétersbourg, situés dans un bureau du deuxième étage du repaire des « trolls », regardaient ce qui se passait sur la place en ligne.

Cette opération était destinée à tester la faisabilité d’une hypothèse : est-il possible d’organiser un événement dans des villes américaines à distance ? Ce n’était qu’un test de faisabilité, une expérience. Et elle a réussi, se souvient l’un des employés de « l’usine », qui ne cache pas son exaltation. A partir de ce moment, c’est-à-dire 18 mois avant les élections présidentielles américaines, le travail véritable des « trolls » dans les communautés américaines a commencé.

En mars 2015, sur le portail Web SuperJob, est apparue une annonce pour un poste « d’opérateur Internet (de nuit) ». Le bureau, situé dans le quartier de Primorsky, cherchait un employé et proposait un salaire de 40 à 50 000 roubles [environ 678 à 847 dollars pour travailler] par tranches horaires (de 21:00 à 09:00). Les tâches incluaient la rédaction de contenus « informationnels, analytiques et d’actualité » sur des « sujets préalablement définis ». La liste des exigences requises pour le poste comprenait un « anglais courant », une « bonne maîtrise » de la langue écrite et une certaine créativité.

L’annonce a été publiée par une société de Saint-Pétersbourg, Internet Research (devenue une partie intégrante de Teka fin 2015). Un ancien officier de police du district de Moskovsky, Mikhail Bystrov, était alors enregistré comme propriétaire de la société. Cette même personne était le PDG du Centre de recherche d’Internet, et dirige toujours Glavset, immatriculée au 55, rue Savushkina (données fournies par le service d’information SPARK-Interfax). L’annonce du SuperJob décrit l’employeur — Internet Research — comme une « importante société stable » comportant une cinquantaine de salariés.

Les annonces de ce type étaient utilisées pour recruter des gens qui travaillaient en temps réel dans des communautés américaines, comme l’a rapporté un ancien employé de « l’usine » à RBC. Un autre ancien employé ajoute que c’est depuis le début du printemps 2015 qu’ils ont commencé à « recevoir des missions visant à discréditer certains candidats » de l’élection présidentielle américaine.

Mais le travail dans les communautés en réseau lancé par « l’usine » est bientôt devenu impossible : le 2 juin 2015, un article intitulé « L’Agence », d’Adrian Chen, a été publié dans le New York Times Magazine, et le lendemain de la publication, Facebook a bloqué tous les groupes, comptes d’administrateurs fictifs en anglais de l’usine, et même une partie des pages personnelles des employés des bureaux de la rue Savushkina, selon nos sources. Mais les trolls étaient des combattants aguerris : ils sont partis pour un nouveau tour, et en conséquence, la plupart des communautés virtuelles suspendues en août 2017 étaient celles créées après la publication de l’enquête de Chen.

Lorsque Facebook bloque des comptes de trolls, le département informatique du Centre achète des serveurs de proxys, distribue des nouvelles adresses IP et des systèmes d’exploitation virtuels, et le travail reprend, comme nous relate l’ancien employé de « l’usine ». De nouvelles cartes SIM ou numéros de « nuage » sont également achetés, des nouveaux comptes de paiement sont ouverts, et parfois des packs de documentation pour enregistrer les comptes, ajoute notre source au sein de « l’usine ». Jusqu’à 200 000 roubles (environ 3 400 dollars) sont dépensés chaque mois pour la maintenance informatique, selon les informations d’une autre source, bien informée des activités de l’organisation.

Des dépense autrement plus importantes sont occasionnées par les salaires. En l’espace d’un an, à l’été 2016, le nombre de salariés du « Département américain » des bureaux de la rue Savushkina a presque triplé et atteint 80-90. Cela représente environ un dixième du nombre total de personnes liées à « l’usine ».

Lire la suite du rapport en anglais

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