Par B. Chernitsky*

Au cours des derniers jours de mai 2019, trois sommets régionaux se sont tenus à La Mecque. Deux d’entre eux, les sommets d’urgence du Conseil de Coopération du Golfe [CCG] et de la Ligue arabe, ont été convoqués par l’Arabie saoudite pour présenter un front du Golfe uni face à l’Iran en réaction à des incidents récents comme l’attaque d’installations pétrolières saoudiennes par les rebelles houthistes soutenus par l’Iran[1] et l’attaque à Fujairah contre les pétroliers, dont deux étaient saoudiens. Un troisième sommet, prévu à l’avance, s’est tenu un jour plus tard (31 mai) sous l’égide de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). La participation du Premier ministre qatari Abdallah bin Nasser bin Khalifa Aal Thani aux trois sommets a suscité des spéculations sur un éventuel dégel des relations entre le Qatar et les pays l’ayant boycotté des deux dernières années en raison de ses relations étroites avec l’Iran et les Frères musulmans, à savoir l’Arabie saoudite, l’Egypte, Bahreïn et les EAU.[2]

A première vue, certains signes montraient effectivement une amélioration possible des relations entre les pays, notamment le fait que le Qatar était représenté lors des sommets par son Premier ministre, Aal Thani, le plus haut responsable qatari à se rendre en Arabie saoudite depuis le début du boycott. En outre, le roi saoudien Salman a serré la main d’Aal Thani et on aurait également vu le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman lui serrer la main. De plus, le drapeau du Qatar flottait à la Mecque,  aux côtés de ceux des autres pays présents. Le ministre qatari des Affaires étrangères, Mohammed bin Abd Al-Rahman Aal Thani, a tweeté le 30 mai que la participation de son pays aux sommets découlait de son engagement à « se joindre à l’action arabe et islamique ». Il a souligné l’importance du dialogue et de la coopération pour défendre la sécurité de la région.[3]

En Arabie saoudite, seuls quelques officiels ont abordé la question de la participation du Qatar au sommet, parmi lesquels le ministre saoudien des Affaires étrangères Ibrahim Al-Assaf. Lors d’une conférence de presse conjointe avec le secrétaire général du CCG, Abd Al-Latif Al-Zayani, et le secrétaire général de la Ligue arabe, Ahmad Abou Al-Gheit, Al-Assaf a souligné l’importance d’une plus importante participation du Qatar aux sommets de La Mecque, tout en observant sa présence à tous les sommets du CCG. Il a également remarqué que « les pays du Golfe » (allusion au Koweït) s’efforçaient de résoudre la crise avec le Qatar, mais que ces efforts ne réussiraient que si ce dernier « s’amendait ».[4]

Pourtant, dès le début des sommets, des signes ont montré une tension persistante entre le Qatar et l’Arabie saoudite. Selon un article paru sur le site Internet de Rai Al-Yawm, alors que le Premier ministre qatari était accueilli par le roi saoudien lors d’une réception donnée en l’honneur des participants aux sommets, la chaîne qatarie Al-Jazeera a diffusé des images d’attaques passées de missiles et de drones sur l’Arabie saoudite, que son système anti-missile Patriot n’avait pas réussi à intercepter.[5] Deux jours après la fin des sommets, le Qatar a exprimé des réserves concernant les déclarations finales du CCG (contrairement à l’Irak, qui a exprimé des réserves concernant la déclaration de la Ligue arabe au sommet lui-même). Les déclarations finales du CCG ont vivement condamné les attaques contre des installations pétrolières et les pétroliers saoudiens, et appelé l’Iran à respecter la souveraineté des autres pays, à s’abstenir de s’ingérer dans leurs affaires et à cesser de soutenir les milices et organisations terroristes. Les déclarations finales du CCG ont également souligné l’unité du Golfe face aux menaces, et exprimé son soutien à la politique américaine vis-à-vis de l’Iran.[6] Le Qatar a émis des objections aux déclarations du CCG et de la Ligue arabe en raison de leur ton sévère à l’égard de l’Iran et de l’allusion à l’unité du Golfe, alors que le boycott contre le Qatar n’a pas encore été levé.

La volonté du Qatar de participer aux sommets à un niveau élevé, conjuguée à l’expression tardive de ses réserves sur les déclarations finales du CCG, semblerait une tentative de maintenir de bonnes relations avec l’Iran et les Etats-Unis, et de manœuvrer entre les deux parties dans cette période tendue.[7] Toutefois, ses réserves indiquent aussi un soutien continu du Qatar envers l’Iran et son refus de faire partie du front des pays du Golfe face à l’Iran et à ses alliés.

Réponses du Qatar aux sommets de La Mecque

Expliquant les réserves du Qatar sur les déclarations finales des sommets, le ministre des Affaires étrangères qatari, Mohammed Abd Al-Rahman Aal Thani, a déclaré sur la chaîne qatarie Al-Jazeera qu’elles avaient été rédigées sans consulter les Etats participants, ce qui relevait d’une violation du protocole, et qu’elles étaient contraires à la politique étrangère du Qatar, car elles se focalisaient sur l’escalade des tensions avec l’Iran, et non sur le dialogue, ce qui, selon lui, ne sert pas les intérêts des pays et des peuples de la région. Il a également déploré le fait que les déclarations finales aient négligé la souffrance de certains peuples de la région, comme les Yéménites, les Syriens, les Libyens et les Palestiniens,[8] et s’est demandé quelle était la signification de « l’unité du Golfe » alors que trois pays du Golfe en boycottaient un quatrième. Il a révélé que, lors du sommet du CCG, l’émir du Koweït Sabah Al-Ahmad Al-Jaber Al-Sabah s’était efforcé de mettre fin au conflit, sans résultat, et a souligné que le Qatar ne se laisserait pas dicter [sa politique] par les pays qui le boycottent.[9]

Notons qu’avant même le début des sommets, des articles de la presse qatarie ont exprimé leur pessimisme sur leur résultat, au motif qu’ils se focaliseraient sur les préoccupations saoudiennes, en négligeant les questions concernant le monde arabe en général.[10] Certains éditoriaux de la presse gouvernementale qatarie ont loué la participation de leur pays aux sommets et souligné sa volonté de dialogue, tandis que d’autres critiquaient le boycott persistant du Qatar. [11]

Après les sommets, des éditoriaux et des articles qataris ont exprimé leur déception de voir qu’ils n’avaient pas contribué à résoudre la crise du Golfe et à mettre fin au siège contre le Qatar, et qu’ils n’avaient pas abordé les souffrances de certains peuples arabes. Ainsi, le quotidien qatari Al-Raya a souligné dans son éditorial du 3 juin que le Qatar avait émis des objections aux déclarations finales, car elles avaient été dictées à l’avance, et car elles négligeaient la crise du Golfe et le siège du Qatar. De même, un article du 3 juin dans Al-Sharq, signé Mohammed Ibrahim Al-Mohannadi, a critiqué l’Arabie saoudite pour ne pas avoir placé la crise du Golfe en tête de l’ordre du jour.[12] Un article publié par le directeur général d’Al-Watan, Ahmad Ali, le 5 juin, second anniversaire du boycott contre le Qatar, a condamné l’ « hypocrisie » du CCG, qui parle d’unité du Golfe tout en continuant à boycotter le Qatar, et l’a qualifié de « Conseil de la honte ».[13]

Caricature dans un quotidien qatari : les « résolutions » des sommets de La Mecque ne sont bonnes qu’à remuer le thé. (Al-Raya, Qatar, 3 juin 2019)
Caricature dans un quotidien qatari : les « résolutions » des sommets de La Mecque ne sont bonnes qu’à remuer le thé. (Al-Raya, Qatar, 3 juin 2019)

Réactions saoudiennes et dans le Golfe aux réserves du Qatar

En réponse aux réserves qataries, des officiels et la presse des pays qui boycottent le Qatar ont affirmé que son attitude négative envers les sommets découlait de sa dépendance vis-à-vis des forces étrangères, faisant allusion à l’Iran. Le ministre d’Etat saoudien des Affaires étrangères Adel Al-Jubeir a tweeté : « Les Etats souverains déclarent leurs positions et leurs réserves concernant des conférences lors de leur déroulement [et non après]… Le Qatar a exprimé des réserves aujourd’hui sur les deux déclarations [finales] qui condamnent l’ingérence iranienne dans les affaires des pays de la région, alors même que, [contrairement à l’argument du Qatar], la déclaration de la Ligue arabe a souligné l’importance de la question palestinienne et de la création d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967 avec Jérusalem-Est pour capitale. Chacun sait que les déformations [des faits] de la part du Qatar ne sont pas une surprise. »[14]

Selon des articles d’information et d’opinion dans la presse saoudienne, le Qatar n’a aucune politique ou position propre. Ainsi, le quotidien saoudien Al-Sharq Al-Awsat a fait observer, citant des sources du Golfe, que c’est la pression exercée par l’Iran qui a fait revenir le Qatar sur ses positions concernant les déclarations finales.[15] De même, l’éditorial du 4 juin d’Okaz, intitulé « Qatar – Lorsqu’un Etat n’a pas de position propre », disait que le régime qatari était caractérisé par les changements de positions politiques et par la déformation des faits, qu’il manquait du courage d’affirmer ses positions ouvertement et qu’il agissait dans l’intérêt de l’Iran.[16] En outre, Amal Abd Al-Aziz Al-Hazani s’est demandé, dans son éditorial dans Al-Sharq Al-Awsat, si Doha était devenue la cinquième capitale arabe à être dirigée par l’Iran, aux côtés de Beyrouth, Bagdad, Damas et Sanaa. [17]

* B. Chernitsky est chargée de recherche à MEMRI.

Lien vers le rapport en anglais

Notes :

[1] Alalamtv.net, 19 mai 2019.

[2] Sur le contexte de l’éclatement de la crise, voir MEMRI en français, Tollé dans les pays du Golfe suite aux déclarations attribuées à l’émir du Qatar louant l’Iran, le Hezbollah, les Frères musulmans et le Hamas, 28 mai 2017.

[3] Twitter.com/MBA_AlThani, 30 mai 2019.

[4] Al-Sharq Al-Awsat (Arabie saoudite), 31 mai 2019.

[5] Raialyoum.com, 31 mai 2019.

[6] Déclaration finale du sommet du CCG, Al-Bayan (EAU), 30 mai-31, 2019.

[7] Les médias américains ont même rapporté que ce sont les pressions américaines qui ont incité le Qatar à envoyer un représentant de haut niveau aux sommets (voir cnn.com, 31 mai 2019). Un éditorial du site Bloomberg a affirmé qu’une résolution de la crise du Golfe lors des sommets saoudiens servirait les intérêts des Etats-Unis, qui s’efforcent de former un front uni du Golfe contre l’Iran et de créer un « OTAN arabe » (bloomberg.com, 29 mai 2019).

[8] Al-Jazeera.net, 3 juin 2019.

[9] Al-Jazeera.net, 3 juin 2019. Le ministre des Affaires étrangères qatari a fait des déclarations similaires sur la chaîne Al-Arabi, émettant sur le réseau qatari basé à Londres BEIN, affirmant que le siège du Qatar avait des incidences sur la sécurité de toute la région. (youtube.com/watch?v=9f8eezy-tK8, 3 juin 2019 ; Al-Sharq, Qatar, 4 juin 2019).

[10] Par exemple, selon un éditorial paru le 30 mai dans le quotidien qatari basé à Londres Al-Quds Al-Arabi, les sommets étaient voués à l’échec, en raison de la politique du prince héritier saoudien Mohammed bin Salman. De même, un éditorialiste du quotidien saoudien Al-Sharq, Ahmad Abd Al-Malik, a écrit le 29 mai que les sommets étaient inutiles et n’obtiendraient aucun résultat.

[11] Voir l’éditorial dans Al-Sharq du 31 mai 2019, et l’article du 2 juin 2019 du directeur général d’Al-Watan Ahmad Ali, et l’article du 1er juin de Mohammed Qayrat dans Al-Sharq.

[12] Le journaliste Ibtisam Aal Sad a fait des déclarations similaires dans un autre article d’Al-Sharq publié le même jour.

[13] Al-Watan (Qatar), 5 juin 2019.

[14] Twitter.com/AdelAljubeir, 2 juin 2019. Le ministre émirati des Affaires étrangères, Anwar Gargash, a tweeté que les réserves du Qatar étaient dues aux pressions exercées [sans doute par l’Iran] « sur le faible et non souverain » [le Qatar], et à un « manque de bonne foi », de « fiabilité » ou « à toutes ces raisons » (twitter.com/AnwarGargash 2 juin 2019). Le ministre bahreïni des Affaires étrangères, Khalid bin Ahmad Aal Khalifa, a déclaré que les réserves du Qatar indiquaient que l’amélioration de ses relations avec les pays du CCG ne figurait pas en tête de son ordre du jour et qu’il comptait sur des « médiateurs » pour le sauver du boycott. Al-Sharq Al-Awsat (Londres), 3 juin 2019.

[15] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), 3 juin 2019.

[16] Okaz (Arabie saoudite), 4 juin 2019. Dans d’autres articles sur le sujet, Khaled Al-Suleiman a souligné dans son éditorial du 4 juin dans Okaz que le Qatar ne prenait pas de décisions indépendantes et qu’il n’appréciait pas les efforts de ses alliés (du Golfe) pour se rapprocher de leurs voisins. Mashari Al-Dhaidi, dans son éditorial paru le 3 juin 2019 dans Al-Sharq Al-Awsat, a condamné les liens du Qatar avec la Turquie et les Frères musulmans, se demandant sur qui le Qatar s’alignait lorsqu’il dénonçait les déclarations finales anti-Iran.

[17] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), 5 juin 2019.

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