Par Z. Harel*

Depuis plusieurs années, la Jordanie traverse une crise économique, avec un important déficit budgétaire et une grosse dette publique. La majeure partie du budget provient de l’aide accordée sous forme de dons par ses alliés, principalement les Etats-Unis et l’Arabie saoudite, mais ceux-ci se sont réduits ces dernières années. Dans le cadre des réformes entreprises par la Jordanie, sous la pression du FMI, le gouvernement a adopté en janvier 2018 une série de mesures d’austérité incluant des réductions des dépenses publiques. En vertu du nouveau budget, adopté en urgence par le parlement le 31 décembre 2017,[1] les subventions sur la farine ont été supprimées, entraînant une hausse de 65 % à 100 % du prix du pain.[2] En outre, la taxe sur les ventes a été augmentée de 6 % à 10 % sur 160 biens et services, et une taxe de 4 % à 5 % a été imposée sur la vente de produits auparavant non taxés.[3] Début février, les prix de l’essence et de l’électricité ont également augmenté, tout comme les taxes sur les transports en commun.[4]

Il convient d’observer que les prix avaient déjà connu une hausse début 2017, de sorte qu’en moins d’un an, le coût de la vie a augmenté de 18 %.[5] Par ailleurs, il est question ces derniers jours d’amender la loi sur l’impôt sur le revenu pour inclure plus de contribuables, également selon les exigences du FMI.[6]

Le gouvernement jordanien n’a pas ménagé ses efforts pour préparer l’opinion publique à ces mesures. L’élimination de la subvention sur le pain a été présentée comme un transfert du budget de subvention d’un produit – à savoir le pain – aux consommateurs, soit les citoyens jordaniens. De même, un mécanisme a été mis en place pour verser une compensation aux citoyens via leurs salaires ou des prestations sociales, selon des critères d’éligibilité établis par le gouvernement. Les réfugiés syriens et travailleurs étrangers, pourtant, ne reçoivent pas cette compensation.[7] Comme l’a expliqué le ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Approvisionnement Yarub Qudah, dans une conférence de presse le 8 janvier 2018, au cours de laquelle il a annoncé les nouveaux prix du pain, cet arrangement prend en compte le fait que les non-citoyens constituent à présent 35 % de la population et consomment quelque 40 % du pain.[8] Par cette déclaration, il envoyait également un message à la communauté internationale sur le fardeau assumé par la Jordanie en acceptant les réfugiés, et son besoin d’aide à cet égard.[9]

Les hausses de prix ont déclenché des protestations, sous forme de vives critiques de l’opposition, de réactions sur les réseaux sociaux et de manifestations et troubles à travers le pays. La presse jordanienne s’est jointe au mouvement, en publiant des articles sur la situation désespérée des citoyens et sur la déconnexion entre le gouvernement et la rue. Dans le même temps, des officiels du gouvernement, sous la direction du roi Abdallah II en personne, ont tenté de calmer les esprits, à l’instar des commentateurs du quotidien gouvernemental Al-Rai et d’autres publications proches du régime, toutes mobilisées pour écarter les critiques.

Ce n’est pas la première fois que des troubles font suite à des mesures d’austérité et à des augmentations du coût de la vie. En 2012, des manifestations avaient éclaté dans tout le pays, après la suppression par le gouvernement de la subvention sur l’essence. Lors de ces manifestations, des critiques contre le roi Abdallah, et même des menaces de renverser le régime, avaient été exprimées.[10] Cette fois, cependant, les principales critiques sont dirigées pour l’heure contre le gouvernement, et non contre le roi.

L’opposition jordanienne : A bas le gouvernement, soulevez-vous contre lui

Comme indiqué, les mesures d’austérité du gouvernement ont suscité de vives critiques de la part de l’opposition jordanienne. La faction parlementaire de la Coalition nationale pour la réforme, qui comprend des membres des Frères musulmans, a condamné les décisions du gouvernement, appelé à sa démission et réclamé un vote de défiance à son encontre devant le parlement.[11] Selon une déclaration publiée par la faction parlementaire : « Le départ de ce gouvernement, devenu un fardeau pour la patrie et  pour le citoyen, après avoir placé toutes les charges possibles autour du cou du citoyen et transformé sa vie en insoutenable enfer, est à présent un devoir national et une nécessité urgente. » [12] Le président de la faction, Abdallah Al-Akayleh, a déclaré dans une interview au quotidien en ligne Arabi21 que « le gouvernement compte sur la majorité pour garder le silence [sur ces mesures] », mais que les citoyens pourraient atteindre un point de rupture et que « cela serait synonyme de désastre ».[13]

Les factions d’opposition non parlementaire ont rejoint les protestations. Certaines ont appelé à la désobéissance civile et au boycott des produits dont les prix ont augmenté. L’activiste de l’opposition et ancienne députée Hind Al-Fayez a appelé la population à se soulever contre les mesures du gouvernement et à bloquer la place publique située en face du bureau du Premier ministre à Amman. Elle a également  appelé le roi à se montrer juste envers le peuple.[14]

L’opposant Mudar Zahran, qui réside à Londres,  a saisi l’occasion pour attiser les flammes de la protestation et faire campagne contre le roi, en diffusant des vidéos sur les réseaux sociaux de manifestations de masse et des appels contre la Couronne. Les vidéos étaient présentées comme des images des manifestations actuelles, alors qu’au moins certaines d’entre elles datent d’il y a plusieurs années.[15]

Les citoyens descendent dans la rue : manifestations et émeutes

Après l’entrée en vigueur des nouveaux prix début février, des manifestations ont éclaté dans plusieurs endroits du royaume. Le 1er février 2018, des centaines de gens ont manifesté devant le bureau du Premier ministre et le siège du parlement à Amman, appelant à la dissolution du gouvernement et du parlement et brandissant des pancartes disant « Non à la politique de famine » et « Nous sommes la ligne rouge ». [16]

Le 2 février, premier vendredi suivant les hausses de prix, des marches de protestation se sont tenues après les prières du vendredi dans plusieurs districts, [17] et le 4 février, des manifestants ont déclenché des émeutes et brûlé des pneus dans la ville d’Al-Salt. [18] A Al-Karak également, les manifestations ont pris un tour violent : le 8 février, des manifestants ont jeté des pierres sur le siège du gouverneur du district, brûlé des pneus et incendié un bureau du gouvernement chargé de contrôler les prix. Les forces de sécurité ont dispersé les manifestants, arrêtant plusieurs d’entre eux.[19] Le 11 février, un entrepôt de l’armée aurait été incendié, selon des rapports.[20]

Emeutes à Al-Salt (Al-Sabil, Jordanie, 4 février 2018)

La nuit du 10 février, des manifestants ont marché vers le Bureau royal à Amman, appelant à la dissolution du gouvernement et du parlement. Ils ont également demandé le renvoi d’officiels qui assument des fonctions gouvernementales depuis des décennies, affirmant que ceux qui ont participé à la création des problèmes actuels du royaume ne peuvent faire partie de la solution, et appelant le pays à adopter une direction économique différente.[21]

Des rapports ont également fait état de citoyens jordaniens ayant fait des tentatives de suicides en raison de la situation économique.[22] Certains ont même établi un lien entre les mesures économiques du gouvernement et plusieurs vols qualifiés commis dans le pays.[23] Une autre expression du mouvement de protestation fut un sermon prononcé par un prédicateur à Ajloun, au nord de la Jordanie, qui s’est écarté du sermon classique fourni par le ministère du Waqf pour se consacrer à la situation économique difficile des citoyens face à la hausse des prix. Il a appelé l’Etat à intervenir et à lever des impôts sur les riches « au lieu de faire les poches du pauvre ». L’incident a mené au renvoi du prédicateur. [24]

Lire le rapport dans son intégralité en anglais

*Z. Harel est chargé de recherche à MEMRI.

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