Par Tufail Ahmad*

Le 21 septembre 2018, Washington a nommé l’ambassadeur Zalmay Khalilzad au poste de représentant spécial américain pour la réconciliation en Afghanistan.[1] Sous sa direction, les Etats-Unis ont tenu de multiples séries de pourparlers avec l’Emirat islamique d’Afghanistan, l’organisation des talibans qui a dirigé le pays de 1996 à 2001. Le Bureau politique des talibans, situé au Qatar, participe aux négociations en cours, avec les Etats-Unis et d’autres pays, y compris l’Iran, la Russie, et Genève.

L’objectif de ces négociations est de trouver un accord politique sur l’avenir de l’Afghanistan, qui permettrait le retrait des soldats américains et des autres pays, tout en intégrant les talibans afghans dans tout arrangement administratif qui sera convenu à Kaboul. Certaines voix discordantes dans ces pourparlers indiquent que l’Iran et la Turquie pourraient se voir accorder un rôle durable en Afghanistan. Un rôle que les Etats-Unis soutiendraient partiellement, tandis que d’autres ne le trouveraient pas à leur goût.

Le rôle de la Turquie et des talibans en Afghanistan

Un quotidien en urdu a observé, dans un article paru fin février 2019, que les talibans avaient tenu à ce que la Turquie soit le seul pays chargé de former les forces armées afghanes, après le retrait américain.[2] Selon cet article, la Russie, agissant pour le compte de l’Emirat islamique, aurait envoyé un message aux Etats-Unis, indiquant qu’elle souhaitait la réussite des pourparlers, « ainsi la Turquie ne peut être ignorée », et « un rôle important doit être confié à la Turquie », car « les talibans afghans [les forces de sécurité afghanes] ont refusé de recevoir un entraînement de tout pays autre que la Turquie ».[3]

La Turquie étant membre de l’OTAN, il semblerait que les Etats-Unis soient enclins à approuver qu’elle occupe un tel rôle, en conséquence de tout accord convenu entre les parties, le cas échéant. Concernant le rôle de la Turquie, le quotidien a observé : « Sur cette demande des talibans et de la Russie, des officiels américains ont tenu de longues discussions avec des officiels de Turquie. Les officiels turcs ont affirmé que le gouvernement turc tiendra des pourparlers avec l’Iran et le Pakistan à ce sujet. » [4]

En décembre 2018, Roznama Ummat, quotidien en urdu qui affiche des opinions pro-talibans et pro-Pakistan, a fait paraître une analyse recommandant à l’Emirat islamique de réduire l’influence de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, tous deux considérés comme pro-américains dans leurs positions.[5] On pouvait lire : « Au lieu de faire confiance à des pays peu fiables comme l’Arabie saoudite et les EAU, les talibans devraient se fier à la Turquie et au Qatar, qui seront leurs véritables soutiens dans les difficultés émergeantes. »[6] Actuellement, la Turquie dispose de quelque 700 « conseillers militaires » en Afghanistan et elle a prolongé sa mission militaire dans le pays jusqu’en 2020, selon un autre article.[7]

La volonté de Washington de confier un rôle à la Turquie intervient malgré le fait que les talibans afghans aient confirmé leur demande que les Etats-Unis ne disposent d’aucune base militaire en Afghanistan. Cette demande découle du fait que les talibans estiment que la présence militaire américaine en Afghanistan est la cause principale du problème afghan. En fait, le 18 décembre 2018, l’Emirat islamique a publié un communiqué disant très clairement : « Les discussions ne portent nullement sur un gouvernement provisoire, un cessez-le-feu, des élections ou tout autre question interne. Le sujet principal est l’occupation américaine. » [8]

Le pacte tripartite Iran-Pakistan-talibans

Le Pakistan, notamment la Direction pour le renseignement inter-services (ISI), est le principal soutien de l’Emirat islamique. C’est l’ISI qui conçoit, façonne et met en œuvre la position pakistanaise sur l’Afghanistan, mais aussi sur le Cachemire, en utilisant des organisations djihadistes. Roznama Ummat est également le principal canal médiatique véhiculant l’argumentation de l’ISI.

Fin décembre 2018, un article paru dans Roznama Ummat a révélé que l’Iran, le Pakistan et les talibans – dirigeants souverains présumés de l’Afghanistan dans un proche avenir – ont élaboré un plan tripartite qui devrait être appliqué après l’accord résultant des pourparlers entre les Etats-Unis et les talibans.[9] Les manœuvres en vue du plan tripartite ont été entreprises après le déplacement des troupes américaines des provinces de Nuristan et de Kunar à l’est de l’Afghanistan vers la principale base aérienne américaine de Bagram, dans l’intention de replier quelque 7 000 soldats américains d’ici juin 2019.

L’article disait : « Sur l’ordre des talibans afghans, le chef des services de renseignements iraniens, Ali Salman Shamkhani, a déclaré en termes clairs, lors de rencontres avec le président afghan Dr Ashraf Ghani, [le directeur général] Dr Abdullah Abdullah, et le chef des renseignements afghans Masoom Stanekzai [remplacé depuis] qu’ils [l’Iran] non seulement ont eu des contacts avec les talibans, mais sécuriseront conjointement avec les talibans la frontière [internationale] au nord et à l’ouest de l’Afghanistan… » [10]

Effectivement, ces développements signifient que dans un scénario suivant l’accord, les dernières frontières à l’est et au sud de l’Afghanistan seront gérées conjointement par les talibans et le Pakistan, dans le cadre de l’accord probable entre l’Iran, le Pakistan et les talibans. Un tel accord ou arrangement conviendra au Pakistan et à la Chine, qui aspire à installer un demi-million de ressortissants chinois dans la ville portuaire de Gwadar, dans la province du Balouchistan au Pakistan, d’ici 2022, et qui courtise par conséquent Maulana Masood Azhar, l’émir de l’organisation djihadiste pakistanaise Jaish-e-Muhammad (JeM), pour assurer leur sécurité.[11]

« [Le chef des services de renseignements iraniens] Ali Shamkhani a également tenu des pourparlers avec le conseiller à la sécurité nationale d’Afghanistan, Hamdullah Mohib », a rapporté le quotidien. « Il a déclaré qu’un accord devait être décidé / signé lors des pourparlers entre l’Iran et les talibans afghans, stipulant que l’Iran ne soutiendra aucune faction [non-talibane] en Afghanistan après le retrait américain, et que l’Iran jouerait un rôle pour empêcher une guerre civile. » [12] Il est clair que l’Iran, et quelques autres pays, considèrent les talibans comme les représentants de l’Etat afghan, ignorant ainsi le gouvernement afghan élu.

Le quotidien en urdu Roznama Ummat a rapporté que les talibans ont tenu à donner un rôle à la Turquie en Afghanistan.

En décembre 2018 – janvier 2019, lorsque les médias pakistanais ont fait état de ces développements, l’Emirat islamique d’Afghanistan a publié une déclaration officielle, acceptant qu’une délégation de talibans se soit rendue en Iran pour prendre part à des pourparlers. Elle disait : « Une délégation de l’Emirat islamique s’est rendue l’autre jour à Téhéran dans le cadre d’une série de contacts avec les pays de la région. Cette délégation a été envoyée dans la capitale iranienne de Téhéran pour un échange de vues avec l’Iran, pays voisin, concernant la période suivant l’occupation de l’Afghanistan et le rétablissement de la paix et de la stabilité dans la région. » [13]

Le gouvernement iranien a appelé les talibans afghans à créer une branche politique et à sceller une alliance politique avec Gulbuddin Hekmatyar, émir du groupe djihadiste clandestin Hizb-e-Islami Afghanistan (HIA), qui a désormais rejoint le processus de paix afghan. « En admettant l’utilité de ce conseil, les talibans – inspirés du modèle turc – ont commencé à renforcer leur branche politique », selon un article de presse.[14]

Alors que le Pakistan a toujours soutenu les talibans afghans, le coup de pouce iranien à l’organisation djihadiste pour forger une alliance politique avec Gulbuddin Hekmatyar a introduit un tournant intéressant où les intérêts du Pakistan, de l’Iran et de la Turquie commencent à se confondre. Les talibans et le Pakistan sont enclins à accepter la Turquie car le gouvernement turc est dirigé par le président Recep Tayyip Erdogan, dont les politiques islamistes sont bien connues.

Erdogan entretient des relations de longue date avec Gulbuddin Hekmatyar, par le passé un allié important d’Al-Qaïda. En 2003, quelques mois après l’élection d’Erdogan au poste de Premier ministre de la Turquie, un quotidien turc a publié une photographie de Gulbuddin Hekmatyar montrant deux hommes assis à ses pieds, dont l’un était le jeune Erdogan.[15] Les relations entre Erdogan et Hekmatyar sont significatives, ce dernier étant candidat aux élections présidentielles afghanes qui se tiendront le 20 juillet 2019.

Conclusion

Ces faits nouveaux interviennent alors que l’Emirat islamique s’en tient à sa position traditionnelle, selon laquelle il ne considère pas le gouvernement élu en Afghanistan comme représentant le peuple, refusant à maintes reprises de permettre au gouvernement afghan de s’asseoir à la table des négociations. En guise de concession, l’Emirat islamique a accepté de s’asseoir avec des dirigeants afghans, qui n’étaient pas des représentants du gouvernement, lors de la conférence de Moscou la première semaine de février 2019.

Toutefois, au cours de la décennie écoulée, les talibans n’ont jamais considéré les négociations avec les Etats-Unis ou avec une tout autre nation comme un moyen de parvenir à un règlement politique du problème afghan. Ils ont toujours estimé que de tels pourparlers internationaux offraient une légitimité aux combattants djihadistes et que l’Emirat islamique obtient sa légitimité diplomatique de partenaire international et de seul représentant de l’Afghanistan, dès lors que le gouvernement afghan ne participe pas aux négociations.

Lors de la conférence de Moscou, la délégation des talibans a clairement affirmé que de tels pourparlers ne constituaient pas de négociations sur l’avenir de l’Afghanistan. Elle a notamment indiqué qu’ « avant le début des pourparlers de paix, certaines étapes préliminaires devaient être prises, qui sont essentielles pour la paix ».[16] Depuis lors et avant cela, les talibans soumettent de nombreuses demandes visant à leur octroyer une légitimité internationale, sans céder la moindre concession au gouvernement afghan ou aux Etats-Unis.

En fait, après les pourparlers de Genève les 27 et 28 novembre 2018, les talibans afghans ont clairement affirmé qu’ils « combattaient et négociaient » simultanément. Selon l’une de leurs déclarations, « la politique de l’Emirat islamique concernant les négociations est très claire. L’Emirat islamique… mène la guerre contre les envahisseurs américains depuis dix-huit ans. L’Emirat islamique, en tant que représentant de la vaillante nation afghane des moudjahidines et en tant qu’entité souveraine, combat et négocie avec les envahisseurs américains en vue de la réussite du djihad. » [17] [18]

* Tufail Ahmad est chargé de recherche pour le projet Islamism and Counter-Radicalization Initiative de MEMRI.

Lien vers le rapport en anglais

Notes :

[1] State.gov (U.S.), 21 septembre 2018.

[2] MEMRI JTTM report Urdu Daily: At Doha Talks, Afghan Taliban Insist On Turkey’s Role In Afghanistan, 25 février 2019.

[3] MEMRI JTTM report Urdu Daily: At Doha Talks, Afghan Taliban Insist On Turkey’s Role In Afghanistan, 25 février 2019.

[4] MEMRI JTTM report Urdu Daily: At Doha Talks, Afghan Taliban Insist On Turkey’s Role In Afghanistan, 25 février 2019.

[5] MEMRI JTTM report Amid U.S.-Taliban Talks, Pro-Pakistan Urdu Daily Asks Afghan Taliban To Ally With Qatar And Turkey, Ditch Saudi Arabia And UAE, 24 décembre 2018.

[6] MEMRI JTTM report Amid U.S.-Taliban Talks, Pro-Pakistan Urdu Daily Asks Afghan Taliban To Ally With Qatar And Turkey, Ditch Saudi Arabia And UAE, 24 décembre 2018.

[7] Roznama Ummat, 28 décembre 2018.

[8] MEMRI JTTM report Afghan Taliban: Abu Dhabi Talks Are Only About Ending The American Occupation – They Do Not Involve The Afghan Government, 20 décembre 2018.

[9] MEMRI JTTM report Urdu Daily Report: Iran And Taliban To Sign Pact, Secure Afghan Borders Jointly, 7 janvier 2019.

[10] MEMRI JTTM report Urdu Daily Report: Iran And Taliban To Sign Pact, Secure Afghan Borders Jointly, 7 janvier 2019.

[11] Orfonline.org, 21 février 2019.

[12] MEMRI JTTM report Urdu Daily Report: Iran And Taliban To Sign Pact, Secure Afghan Borders Jointly, 7 janvier 2019.

[13] MEMRI JTTM report Afghan Taliban Confirm Tehran Talks With Iran On Post-Occupation Afghanistan, 8 janvier 2019.

[14] MEMRI JTTM report Urdu Daily: Iran Advises Afghan Taliban To Form Political Alliance With Hizb-e-Islami, 16 janvier 2019.

[15] MEMRI Daily Brief No. 176 From The MEMRI Archives: Turkish President Erdoğan’s Past Close Relations With Afghan Warlord Gulbuddin Hekmatyar – In Light Of Hekmatyar’s Afghan Presidential Candidacy, 25 janvier 2019.

[16] MEMRI JTTM report At Moscow Conference, Afghan Taliban Official Outlines Demands To Be Met ‘Before The Beginning Of The Peace Talks’, 8 février 2019.

[17] MEMRI JTTM report Afghan Taliban On Geneva Conference: ‘[We Are] Fighting And Negotiating With The American Invaders For The Success Of Jihad’, 3 décembre 2018.

[18] Inquiry & Analysis Series No. 1444

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