Par Anna Mahjar-Barducci*

Lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg (24-26 mai 2018), le président français Emmanuel Macron a déclaré que l’Europe s’étend « de l’Atlantique à l’Oural ».[1] Cette idée d’une « maison européenne commune » pour la Russie et l’Europe était autrefois défendue par le président Charles De Gaulle, qui n’a jamais remis en doute que la Russie fasse partie de l’Europe. Cette phrase, qui était également chère à Mikhaïl Gorbatchev, lorsqu’il a pensé détacher l’Europe occidentale des Etats-Unis, fut intégrée à sa « nouvelle pensée ».[2]

Dans un discours prononcé le 23 novembre 1959 à Strasbourg, De Gaulle a ainsi déclaré : « Oui, c’est l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, c’est toute l’Europe, qui décidera du destin du monde ! » Après la Seconde Guerre mondiale, la France se trouvait dans une situation difficile : elle avait le sentiment de devoir choisir entre la soumission à la nouvelle superpuissance, les Etats-Unis, qui l’avaient sauvée de la catastrophe du nazisme – qui la ferait renoncer ses rêves de grandeur – et l’adoption d’une approche anti-américaine pour pouvoir reconstruire la puissance internationale qu’elle avait été jadis. La seconde option étant plus attrayante pour De Gaulle, il s’est tourné vers la Russie pour édifier une Europe forte, capable de contrebalancer la puissance américaine et de conférer à la France un rôle international de puissance majeure. Dans ce contexte, De Gaulle a poursuivi une politique « d’indépendance nationale », qui l’a conduit à se retirer du commandement militaire intégré de l’OTAN, mesure encore appréciée aujourd’hui à Moscou.[3]

En citant De Gaulle, Macron semble envoyer un message de rapprochement au président russe Vladimir Poutine. Le président français s’est rendu à Moscou, à un moment où la France se trouve en total désaccord avec l’administration Trump sur le retrait du PAGC. La France, qui soutient l’accord sur le nucléaire, veut manifester son « indépendance nationale » vis-à-vis de Washington. En fait, Macron estime qu’en se dressant contre la décision et les sanctions de Trump, il peut affirmer une « souveraineté européenne »,[4] qui est devenue son leitmotiv, et renforcer ainsi ses prétentions à la direction de l’Europe.

Avec sa rencontre avec Poutine, Macron jette le doute sur son engagement envers les relations transatlantiques, et – dans le sillage de De Gaulle – manifeste son désir de rompre avec la conception d’un ordre mondial unipolaire et avec l’alliance transatlantique. « Pour être clair, je veux mettre fin à cette souveraineté insuffisante, ce qui était peut-être le cas en Europe auparavant », a souligné Macron.[5] Le président français a également mis de côté son animosité et ses désaccords avec la Russie, qui caractérisaient sa politique par le passé,[6] et a célébré une nouvelle entente avec son homologue.

Poutine a rapidement saisi l’occasion, en suggérant une nouvelle alliance stratégique avec la France : « Emmanuel a affirmé que l’Europe et les Etats-Unis ont des obligations mutuelles. L’Europe dépend des Etats-Unis en termes de sécurité. Mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter, nous pouvons aider en matière de sécurité. Dans tous les cas, nous ferons tout notre possible pour empêcher de nouvelles menaces. Je pense que nous devons emprunter cette voie[7]. »

Face à ce retournement idéologique et politique majeur, l’importance de la participation française à la frappe punitive du 14 mai 2018 contre la Syrie, conjointement avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, devrait être sérieusement minimisée. La France, en tant que dirigeante putative d’une « troisième force » européenne, a perdu son engagement envers l’alliance transatlantique.

*Anna Mahjar-Barducci  est la directrice du Projet d’études des médias russes.

Notes:

[1] Voir video.

[2] Voir le discours de Gorbachev “L’Europe maison commune”, devant le Conseil de l’Europe, 6 juillet 1989.

[3] Voir Enquête et analyse de MEMRI n° 1239, Understanding Russian Political Ideology And Vision: A Call For Eurasia, From Lisbon To Vladivostok, 23 mars 2016.

[4] Voir http://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20180411IPR01517/emmanuel-macron-defend-l-idee-d-une-souverainete-europeenne

[5] Kremlin.ru, 26 mai 2018.

[6] Lors de sa première rencontre avec Poutine en mai 2017, Macron avait attaqué les médias publics russes RT et Sputnik, les qualifiant “d’agents d’influence et de propagande”, et les avait accusés de répandre de “graves mensonges”, Politico.eu, 29 mai 2017.

[7] Kremlin.ru, 26 mai 2018.

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